Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Allons, allons, père Luz, vous êtes aujourd’hui dans vos humeurs noires, dit le traîneur de grèves en souriant, il y a partout de vrais chrétiens.

— Les as-tu trouvés pour ton compte, demanda Marillas ironiquement, toi qu’on méprise au bourg parce que tu ne sais pas le nom de ton père ?

— C’est une dure épreuve, dit Louis un peu ému ; mais je tâche de la supporter sans me plaindre.

— Pardieu ! je ne me plains pas de ma fièvre non plus. Ce qu’on ne peut pas empêcher, on le soutire sans rien dire ; mais à la longue cela creuse une plaie au dedans, vois-tu ! J’en sais quelque chose, moi qui te parle, vu que je suis comme toi… de la famille de ceux qui n’en ont pas.

— Vous, maître Luz ?

— Oui, et on me l’a reproché assez souvent pour me forcer à quitter le pays ; mais, bah ! on s’accoutume à tout ; puis, la vie n’a qu’un temps, comme ils disent. Cela t’explique seulement pourquoi j’aime mieux demeurer avec les goélands qu’avec les hommes.

— Je comprends, mon bon père Luz, reprit Marzou, qui se rapprocha avec intérêt ; oh ! oui, je comprends, car il y a eu des heures où, moi aussi, j’aurais voulu m’enfuir sur un îlot et ne plus entendre parler de rien.

Marillas le regarda.

— Vrai ! dit-il brusquement ; eh bien ! alors, mon donzellon[1], qui t’empêche de venir ici ? Il y a place pour deux dans la cabane, et tu sais qu’on ne comptera pas tes bouchées.

— Vous êtes bien bon, maître Luz, répliqua Marzou ; mais je ne suis pas seul, voyez-vous : il y a là-bas un jeune gas qui ne peut pas encore se passer de son frère.

Iaumic ! reprit le malade ; il n’a qu’à te suivre, nous lui trouverons bien une écuelle et un escabeau. De tous ceux que j’ai vus ici et ailleurs, il n’y a que toi qui m’ait montré un peu d’amitié ; vois donc si tu veux que nous fassions un matelottage[2] à trois. Vous aurez vos parts du profit, et que saint Sequaire[3] me brûle, si je ne vous la fais meilleure qu’à moi-même !

— Dieu vous récompense pour une pareille générosité ! s’écria le traîneur de grèves attendri ; depuis que je peux comprendre, personne ne m’avait encore dit de si bonnes paroles, et vous êtes le premier qui m’ayez parlé comme un parent et comme un ami ; aussi, maître Luz, quand je devrais vivre autant que les rochers de votre île, je ne

  1. Le donzellon est, dans le Béarn, le jeune garçon qui sert de second au marié ; on a fait de ce mot un terme d’amitié.
  2. Matelottage, espèce d’association particulière aux marins.
  3. Saint Sequaire est celui qui fait sécher les gens.