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une sorte de surprise, comme si l’on eût eu peine à comprendre ce recours forcé aux ressources étrangères. Pourqoii venir, en effet, boire le vin des autres et manger leur froment, quand on avait ailleurs sa vigne et ses sillons ?

Un seul homme dans le village n’en jugeait point ainsi et était prêt à se faire le serviteur des nouveaux venus ; c’était Louis Marzou. Né d’un père inconnu et d’une mère chez qui la tendresse ne rachetait pas les vices, il s’était élevé lui-même jusqu’à l’âge de dix-huit ans, où il resta orphelin et chargé d’un jeune frère dont l’origine était aussi obscure que la sienne. Il n’avait ni bateau ni terre, partant point de profession possible, et ne vécut d’abord que de grapillages faits sur la mer : goémons recueillis au fond des anses, pêches à la ligne dormante dans les remous, coquillages détachés des récifs. Tandis que les autres moissonnaient sur l’Océan, lui glanait les traînes du rivage ; ce qui lui avait fait donner, par dédain, le nom de traîneur de grèves.

Ce fut plus tard seulement que l’arrivée de quelques visiteurs lui devint une ressource. Fallait-il un messager pour Guérande, un baigneur dont l’expérience prévînt tout danger, un guide connaissant les moindres curiosités de la baie, Marzou était toujours prêt. Cependant ce zèle, dont on eût dû lui savoir gré, sembla le faire déchoir dans l’opinion. Aux yeux d’hommes qui ne pouvaient comprendre qu’une chose et suivre qu’une route, cette multiplicité d’aptitudes parut de l’inconsistance, et cet entregent de l’intrigue. Représentant grossier de la mobilité moderne, Marzou avait pour instinctive ennemie la tradition, toujours bornée et immuable ; il le sentait vaguement sans le comprendre, et ce mépris malveillant dont il était entouré lui inspirait une timidité qui faisait encore mieux ressortir les chétifs dehors de sa personne.

Cependant, au milieu de la mauvaise volonté générale, Marzou avait su gagner l’amitié d’un étranger établi dans la petite île du Met, à environ deux lieues marines de Piriac. Personne ne savait comment ni pourquoi Luz Marillas, né vers l’embouchure de l’Adour, dans les Basses-Pyrénées, se trouvait transporté sur ce rocher sauvage de l’Océan. Arrivé au Croisic à bord d’une bisquine de Bayonne, il s’y était établi et y avait vécu quelques années d’un petit commerce de bestiaux. C’était un homme d’humeur triste, facile à irriter, croyant aisément le mal et visiblement dégoûté de la société des autres hommes. Lorsqu’on mit en adjudication le pacage de l’île du Met, restée déserte depuis que les croiseurs anglais en avaient chassé les habitans, Luz Marillas alla visiter les lieux ; il se laissa séduire par l’aspect sauvage de cet îlot, dont il obtint sans peine le fermage. Il y vivait seul depuis dix ans, cultivant un coin de l’île et laissant le reste au bétail que les riverains lui amenaient au printemps, et pour lesquels il percevait un droit qui formait le plus clair de son revenu. C’était seulement vers