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se précipite partout où il pense trouver un spectacle, — au palais, par exemple, où il va applaudir Linguet, qui plaide contre le duc d’Aiguillon, et remarquez à ce propos l’inquiétude intrépide et à toute outrance, la fougue, l’empressement, l’avidité de ce premier éveil de sa curiosité ! « Jamais on n’avait vu pareille scène au palais. Quoique l’audience fût à sept heures, l’affluence a été encore plus grande qu’au jugement du cardinal (l’affaire du collier). La grand’chambre, le parquet, les avenues, les antichambres, la grand’salle, les corridors, le grand escalier, la cour, tout était plein. Un jeune pensionnaire de Louis-le-Grand y est mort. C’était un spectacle affreux de voir sortir de la grand’chambre, durant le cours des plaidoiries, des gens à demi morts, trempés de sueur, sans souliers, sans chapeau, dans le désordre d’une bataille. Jamais on ne s’assemble quelque part à Paris sans accident. Il y avait cependant quarante gardes. On a laissé tout entrer ; garçons de café, bouchers, chenapans, clercs et sous-clercs, jusqu’à des poissardes. Voilà l’auditoire qu’a enthousiasmé Linguet par ses épigrammes. En sortant, il a été applaudi jusqu’à sa voiture… Rien de plus scandaleux que cette séance tumultueuse. »

Il y a là tous les élémens d’un bel et bon bouleversement politique. Il n’y manque que des chefs pour conduire et diriger ces élémens, et en vérité ils sont tout près de ce palais de justice : ils assistent en qualité de spectateurs à cette scène. Ne voyez-vous pas d’ici toutes ces têtes d’avocats, de procureurs et d’hommes de loi qui regardent aux portes du palais ou bien mêlés à l’auditoire et participant à ses émotions, — les journalistes et les pamphlétaires, toute la tribu des écrivains ?

Nous rassemblons à dessein tous ces faits, et nous demandons s’il n’y a pas comme un esprit de délire qui plane sur tous les esprits. Ces anecdotes prouvent une chose entre autres : c’est que l’ancienne manière de vivre est finie, que chacun est sorti déjà de son rang social et de sa position par les mœurs, par les habitudes, avant que la révolution soit venue déplacer les positions et bouleverser cette antique hiérarchie. Chacun de ces personnages ignore le langage qui convient à sa position et la dignité particulière qui convient à son rang. Nous pourrions suivre à travers la révolution cette décadence morale et montrer par maint exemple que tous ces hommes ne méritent ni dithyrambes élogieux, ni invectives cicéroniennes, et que cette époque est loin d’être une époque de vertus viriles. Il serait facile de montrer que tous les principes moraux sont éteints ou épuisés, et qu’il n’y a plus dans toutes les âmes que certains principes d’action d’autant plus forts qu’ils n’ont plus aucun contre-poids, certains principes d’action, et nous pourrions ajouter encore certains instincts naturels à la nation française, l’instinct militaire et le goût des batailles, qualités inhérentes à la race et qui sont comme le fonds primitif de la nature celtique. Ce sont ces principes et ces instincts qui ont suffi à toutes les luttes de la