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Il fit ses premières études au collège de Calvin à Genève, en même temps que Clavières, le futur ministre girondin, et compta parmi ses professeurs M. de Saussure, neveu et successeur de l’illustre Charles Bonnet. Si, comme le dit le profond poète Wordsworth, l’enfant est le père de l’homme, Mallet Dupan pour être conservateur n’a pas eu besoin de grands efforts d’esprit, il n’a eu qu’à développer en lui l’éducation qu’il avait reçue. Par sa naissance, Mallet tient à la fois à la démocratie et à l’aristocratie ; il est le fils d’un pasteur, mais en même temps il est né dans la classe gouvernante d’un pays libre ; il est citoyen d’une république, mais enfant d’une famille habituée au gouvernement de cette république. Il est donc essentiellement constitutionnel, juste-milieu par sa naissance et son éducation avant de l’être par choix et par opinion. Toute sa vie n’est que la suite, la continuation très logique et très sage de cette éducation. Durant toute sa carrière politique, il est resté fidèle au sang qu’il portait en lui.

A peine âgé de vingt ans, Mallet Dupan prit part aux querelles politiques de son pays, et débuta dans sa carrière de publiciste par une brochure intitulée Défense des bourgeois de Genève par un citoyen natif (1771), où il prenait en main la cause des natifs, alors expulsés de Genève[1]. Cette brochure lui valut d’amers reproches et les attaques des partis auxquels il appartenait par sa naissance ; mais en revanche elle lui procura l’amitié de Voltaire, qui la lui continua jusqu’à sa mort. Voltaire, qui venait d’accueillir chez lui les natifs exilés dans l’espoir de fonder une colonie de ces habiles ouvriers autour de son Ferney, accueillit à bras ouverts le jeune Mallet, et, comme en ce moment le landgrave de Hesse-Cassel intercédait auprès de l’auteur de Candide pour obtenir de sa main un professeur d’histoire et de belles-lettres, le grand propagandiste lui envoya Mallet en toute hâte pour répandre dans la Hesse les lumières et la philosophie, comme on adresse un précepteur dans une riche famille pour y faire l’éducation des enfans. Mallet partit donc, et prononça devant le landgrave un discours d’ouverture dans lequel il apparaît déjà tel qu’il sera un jour : tout en restant un disciple du XVIIIe siècle, le jeune Genevois commence à s’en séparer déjà, comme par appréhension et par une vague divination de l’avenir plutôt à vrai dire que par motif réel et antagonisme d’opinion. « Comment se fait-il, se demandait Mallet, qu’avec tant de philosophie il y ait si peu de philosophes ; une morale si prouvée et tant de désordres ? Je l’ignore ; mais c’est un préjugé contre nos mœurs que le génie a pu rendre polies sans les rendre bonnes. Il n’est que trop certain que les

  1. On appelait natifs la masse des populations industrielles et industrieuses, composée d’étrangers anciennement établis dans le pays, et qui, bien qu’admis au titre d’habitans, n’avaient pourtant aucun droit politique, et étaient exclus d’un grand nombre de professions.