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le courant, atteignit bientôt le montueux promontoire qui termine la presqu’île de Chuen-pi. Sur ce point, le lit du Chou-kiang se resserre; la largeur du fleuve entre ses deux rives n’est plus que de deux milles à peine, et non loin de là s’ouvrent entre la pointe d’Anung-hoy et les îlots de Wan-tong les célèbres portes du Tigre, l’étroit passage du Bogue, dominé par trois forts, menacé par deux cents embrasures. C’est sur la presqu’île de Chuen-pi qu’un patriotique espoir avait, dit-on, marqué en 1844 l’emplacement destiné aux factoreries françaises. Les Américains, auxquels leur constitution interdit tout établissement extérieur, applaudissaient à notre ambition, et semblaient promettre leur concours à la colonie nouvelle. La cour de Pe-king, encore humiliée sous le poids de sa récente défaite, n’eût point osé nous refuser ce lambeau du céleste territoire : elle nous eût vus peut-être avec une secrète satisfaction arborer un drapeau rival en face du drapeau britannique; mais la France, désabusée des lointaines possessions, occupée de plus généreux desseins, refusa de sanctionner par son exemple les envahissemens que laissait entrevoir l’avenir, et ne voulut demander à la Chine d’autre sacrifice que celui d’injustes édits de proscription.

Avant d’avoir dépassé la pointe de Chuen-pi, nous eussions pu oublier que nous étions à cinq mille lieues de l’Europe, La Grèce et la Provence ont aussi ces longues chaînes de montagnes arides et dévastées, ces îlots épars, ce ciel d’un bleu mat et dur, cet aigre mistral qui faisait ployer notre corvette sous ses soudaines rafales ; mais, dès que la baie à laquelle l’amiral Anson a imposé son nom se déploya devant nous entre la pointe de Chuen-pi et celle d’Anung-hoy, les bords du fleuve nous offrirent un de ces spectacles étranges qui, sur les côtes du Céleste Empire, rappellent si souvent au voyageur l’espace qu’il a franchi et la distance qui la sépare de notre hémisphère. L’escadre chinoise était mouillée sous les forts qui couronnent le sommet de la presqu’île. Si les témoignages historiques manquaient pour établir le singulier esprit d’immobilité de la race chinoise, les lourdes jonques que nous avions sous les yeux auraient suffi pour l’attester. Les vaisseaux de Néarque devaient être des machines moins primitives. Ces longues caisses rectangulaires au milieu desquelles trois espars à peine dégrossis ressemblent moins à des mâts qu’à des arbres morts feraient sourire les momies qui dorment sous la pyramide de Chéops. La poupe, étagée comme un château de cartes, porte pour écusson le dragon impérial aux replis verdâtres, ta la gueule sanglante. La proue est ornée de pavois écarlates et de deux yeux hagards qui donnent à ces masses informes je ne sais quelle apparence de phoque effarouché. Les ancres en bois de fer, dont la patte unique paraît fixée à la verge par les tours compliqués du nœud gordien, l’énorme gouvernail maintenu dans sa large jaumière par deux câbles attachés au talon et passant sous la