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faisaient reconnaître dans cet impassible passager un des membres industrieux de cette classe moyenne qui, sans avoir conquis dans les concours littéraires le droit de porter la robe et le bonnet des mandarins, se distingue toutefois de la classe inférieure, sinon par la richesse, du moins par l’ampleur de son costume. Avant de poser la triple semelle de ses souliers de soie sur les taquets fixés à la muraille du navire, cet honnête citoyen du Céleste Empire attendait patiemment que le bord du bateau ne lut plus séparé que par un étroit espace du liane de la corvette. Quand il jugeait le moment favorable pour accomplir son ascension périlleuse, il franchissait lestement ce Rubicon et gagnait sans encombre le passe-avant de la Bayonnaise. Son arrivée ne manquait jamais d’attirer sur le pont une foule empressée qui venait se grouper autour de lui. Cet homme important était le comprador, le fournisseur chinois de la station française et de la division américaine. Chaque jour, il apportait, avec les provisions destinées à l’équipage, les divers objets qu’il s’était chargé de faire venir de Canton ou de choisir dans les bazars de Macao, et quiconque eût assisté à l’inscription de ces commandes ou au règlement de ces comptes eût pris plaisir à voir les doubles pages fabriquées avec les tiges macérées du bambou se couvrir des délicats hiéroglyphes que traçait en se jouant la pointe amincie du pinceau, ou à suivre les boules du souan-pan[1] pendant qu’elles glissaient sous les doigts agiles du Chinois et accomplissaient avec rapidité leur calcul mécanique.

Ayo, — tel était le nom de notre comprador, — n’avait pas craint d’enfreindre les sévères édits du fils du ciel et de s’égarer un jour loin de la terre des fleurs. Embarqué à bord d’un navire américain, il avait visité les rivages du Nouveau-Monde et avait acquis pendant ce long voyage, sur la configuration de notre planète, sur la puissance des divers états qui s’en partagent l’étendue, des notions dont l’exactitude contrastait singulièrement avec les idées confuses qui amusent encore aujourd’hui la crédulité de ses compatriotes. Ayo était peu versé dans la lecture des King et des autres ouvrages de Confucius; mais à cette morale officielle son esprit intelligent avait substitué avec avantage les lumières d’une conscience droite et honnête. Actif et industrieux, poursuivant avec ardeur des profits légitimes, il n’eût point voulu s’abaisser aux supercheries qui déshonorent le petit commerce de Canton. Il vivait entouré d’une famille laborieuse, qu’il gouvernait avec la gravité et l’autorité absolue d’un patriarche. Vénéré de ses nombreux descendans, qui promettaient à son tombeau le religieux hommage de deux générations, cet homme, auquel le stigmate de l’émigration interdisait à jamais l’ambition des honneurs littéraires,

  1. Littéralement plat à calculs.