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différentes villes, telles que Trieste, Milan et Gènes, Nous l’avons entendue l’hiver dernier dans l’Ernani de M. Verdi, où elle fut accueillie avec une extrême faveur. L’approbation du public parisien, qui a toujours force de loi en Europe, a valu à Mlle Cruvelli un plus grand succès encore au théâtre de la Reine à Londres. Mlle Cruvelli est une véritable cantatrice dramatique; elle en a la physionomie, l’intelligence et la passion. Sa voix de mezzo soprano, qui se prolonge ambitieusement jusqu’aux cordes les plus élevées de la voix de soprano, est particulièrement remarquable dans les notes de poitrine, qui vibrent avec une puissance extraordinaire. Audacieuse dans son style vigoureux, irrégulière, fantasque, au geste accentué, expressif et pourtant noble, Mlle Cruvelli est possédée du vrai démon sans lequel on ne fait que des choses tristement médiocres dans les arts. Elle a chanté d’une manière remarquable surtout le duo du second acte avec Pollione, le plus triste des amans, qui était représenté par le moins amusant des ténors, M. Pardini. Mlle Corbari a été plus heureuse dans le rôle modeste d’Adalgisa que dans celui de Lucie, où elle s’était aventurée d’abord. M. Susini, qui représentait le personnage un peu sombre d’Oroveso, n’est point un artiste à dédaigner : il possède une bonne voix de basse qui, bien exercée, pourra devenir excellente et lui permettre de s’attaquer aux rôles les plus importans de son répertoire. L’apparition de Mlle Cruvelli, les débuts très prochains d’un nouveau ténor et le Fidelio de Beethoven, qu’on promet de nous faire entendre, nous donnent lieu d’espérer que la saison musicale du Théâtre-Italien sera plus heureuse qu’on ne le pensait.

Depuis l’Enfant prodigue de M. Auber, aucun ouvrage très important n’a été représenté sur la scène de l’Opéra. Le Démon de la Nuit, opéra en deux actes, dont la musique était le premier essai dramatique d’un pianiste de talent, M. Rosenhain, a passé comme une ombre sur l’affiche, et n’a laissé dans la mémoire des connaisseurs que le souvenir confus d’une partition laborieuse qui contenait quelques morceaux estimables. Sapho était aussi le premier fruit d’un jeune compositeur, M. Charles Gounod, dont le talent distingué méritait vraiment un meilleur accueil; mais un poème long et sans intérêt, une exécution très défectueuse, et surtout le talent prétentieux de Mme Viardot, qui était chargée du principal personnage, Sapho, ont fait échouer devant le public un ouvrage où la critique a pu remarquer un style élevé et quelques morceaux remarquables, tels que le finale du premier acte, un chœur de femmes au second, et la délicieuse cantilène que chante un jeune pâtre au troisième, et qui semble un ressouvenir de l’antiquité :

Broutez le thym, broutez, mes chèvres,
Le serpolet avec le thym.

Zerline ou la Corbeille d’oranges est un caprice en trois actes que M. Auber a voulu se donner pour avoir le plaisir d’écrire quelques pages de musique facile pour une cantatrice très aimée, Mlle Alboni. La cantatrice reconnaissante a fait vivre le caprice de M. Auber déjà plus d’une semaine, ce qui est beaucoup pour une improvisation sans importance.

Le vide laissé à l’Opéra par le départ de Mlle Alboni, qui s’en va chanter à Madrid, a été aussitôt rempli, du moins en partie, par l’arrivée d’une nouvelle cantatrice, Mme Tedesco, qui a fait ses débuts dans le rôle de Catarina de la