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conséquence, n’ont été l’œuvre préméditée des docteurs de la science. L’instinct de la vérité, la double vue du génie, l’amour de l’inconnu et de la variété, tels ont été les principaux agens de ces grandes réformes de l’art dont nous pouvons apprécier aujourd’hui les résultats. Xi les créateurs de l’opéra au XVIe siècle, ni Gluck lui-même n’étaient ce qu’on appelle vulgairement de savans musiciens. Il en est des écoles et des académies comme des hommes d’état formés à l’étude du passé : elles servent à maintenir ce qui existe et nullement à prévoir l’avenir. Ce sont les ignorans qui osent, et voilà pourquoi ce sont les ignorans qui trouvent. Du reste, on s’explique facilement le goût de plus en plus prononcé des peuples modernes pour l’art musical. Il repose l’esprit du poids et des tourmens de la pensée; il nous remplit l’ame d’émotions fécondes et charmantes; il nous enlève aux haines, aux préoccupations pénibles de la vie, et dans ce siècle positif, qui projette sa clarté sur toutes choses, la musique, qui commence là où finit la parole, nous enveloppe de ses mystères et nous ouvre la porte d’ivoire derrière laquelle s’agitent les ombres bienheureuses et les rêves d’or de la jeunesse éternelle. Et si l’on pouvait s’étonner de quelque chose quand on lit Aristote, on pourrait être surpris qu’il ait si bien compris la puissance morale de la musique lorsque, dans ses problèmes, il se pose la question suivante : « pourquoi, seules parmi les sensations, les sensations de l’ouïe produisent-elles une impression morale, tandis que la vue, l’odorat, le goût ne produisent pas de semblables impressions? » Parce que l’ouïe, pourrions-nous répondre, est un organe moins raisonneur que l’œil et que le goût, qu’il se contente souvent d’un à-peu-près et qu’il se laisse aller volontiers au charme qui l’entraine sans trop se demander s’il a raison d’être heureux; ce qui nous rappelle cette réflexion d’un moraliste ingénieux, Joubert : « Je ne veux ni d’un esprit sans lumière, ni d’un esprit sans bandeau. Il faut savoir bravement s’aveugler pour le bonheur de la vie. »

Il faut cependant convenir que les révolutions politiques qui se sont succédé depuis 1789 n’ont pas été très favorables à la prospérité de l’opéra italien, qui faisait autrefois les délices de toutes les cours de l’Europe. En Allemagne particulièrement, où les virtuoses et les compositeurs de l’Italie avaient déjà pénétré dès le commencement du XVIe siècle, ils ont été presque entièrement bannis par les gouvernemens représentatifs et par les économistes, ces ennemis naturels des loisirs improductifs de la fantaisie. L’opéra italien, qui, pendant tout le XVIIIe siècle et jusqu’en 1830, était établi à grands frais dans les villes de Vienne, Munich, Dresde, Berlin et Stuttgart, n’y existe plus, et, depuis les événemens de février, le théâtre italien a même disparu de la capitale de l’Autriche, le dernier asile qu’il eût conservé dans la patrie de Gluck, de Weber et de Beethoven. C’est tout au plus si quelques virtuoses de passage s’arrêtent maintenant pendant quelques semaines à Berlin. — Londres, Paris, Saint-Pétersbourg, Madrid, Lisbonne, telles sont encore les diverses capitales de l’Europe qui possèdent pendant six mois de l’année un théâtre italien. Londres et Saint-Pétersbourg surtout sont les deux grands entrepôts des plus habiles cantatrices que produise aujourd’hui la pauvre Italie. C’est en Russie, on le sait, que Rubini est allé exhaler l’ultimo suo lamento de sa voix incomparable, et c’est en Russie également que M. Mario a perdu la fraîcheur de son teint et celle de son organe; car M. Mario n’est plus que l’ombre du