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retenait avec tant de soin[1]. » Comme moraliste et observateur pénétrant, Gogol a rendu des services plus notables encore à la littérature de son pays. Il pensait, comme Pouchkine, que cette littérature ne doit pas se renfermer dans la peinture des aspects extérieurs de la vie, mais qu’elle doit ne rien négliger de ce qui peut mettre à nu l’ame même du peuple. Seulement, ce que Pouchkine avait compris trop tard, Gogol l’a réalisé : il fait revivre la nature humaine dans des types patiemment conçus, dans des caractères sévèrement dessinés. Il ne laisse plus la fantaisie et l’emphase intervenir en des créations mûries sous l’austère discipline de la raison et de l’étude. On avait admiré Pouchkine, on sympathise avec Gogol; grâce à lui, l’action des romanciers et des poètes, concentrée d’abord dans les hautes régions de la société moscovite, a pénétré jusque dans le peuple. La littérature russe a fait, pour ainsi dire, la conquête de sa propre patrie. La noblesse, sans renoncer à ses prédilections traditionnelles pour les écrivains étrangers, a franchement accepté les jeunes gloires nationales. Un autre résultat notable du mouvement littéraire si heureusement commencé, c’est la place rendue à la langue russe dans les salons, où régnait presque exclusivement la langue française. Celle-ci est, à vrai dire, loin d’être détrônée; mais elle ne règne plus en souveraine absolue[2]. Ce résultat est considérable comme symptôme de ce progrès du sentiment national qui s’accomplit sous l’influence de la littérature, et c’est à Gogol surtout qu’il convient d’en faire honneur.

Nous savons quelle a été l’action de Gogol sur les mœurs russes; il reste à se demander, avant d’arriver à M. Solohoupe, quelles œuvres, quels travaux elle a fait éclore, soit dans le domaine de la critique, soit dans celui du théâtre et du roman. — Sur le terrain de la critique, l’esprit russe s’est signalé par une merveilleuse aptitude à la polémique et à la discussion. Si susceptibles, si chatouilleux à l’endroit des appréciations que les voyageurs français ou allemands leur consacrent, les écrivains russes ne se font pas faute entre eux d’échanger avec une entière franchise d’assez dures vérités. La renaissance littéraire commencée par Pouchkine et complétée par Gogol a provoqué de vives et nombreuses polémiques. Tandis que la guerre des classiques et des romantiques partageait la plupart des littératures européennes, la Russie avait, elle aussi, ses deux partis, celui du mouvement et celui de la résistance. A Saint-Pétersbourg, les partisans de l’ancienne école

  1. Voyez l’Histoire de la Poésie russe, par M. Miloukoff, publiée en 1847 à Saint-Pétersbourg.
  2. C’est surtout dans ce qu’on appelle à Saint-Pétersbourg les salons de deuxième classe que l’on peut observer ce mélange, ou plutôt cette rivalité bizarre des deux langues. Souvent on y termine en français une phrase commencée en russe et vice versa. Ces bigarrures sont quelquefois d’un effet assez piquant, et ne font pas trop regretter le temps où la langue française était la seule qu’on parlât dans les salons.