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Les mariages sont, du reste, assez précoces; mais, dans un pays où la démoralisation commence de très bonne heure, le temps qui s’écoule de quatorze à vingt ans laisse une grande marge à la débauche.

La moitié à peu près des ouvriers de Louviers savent lire; mais l’éducation religieuse est aussi bornée chez eux que l’instruction proprement dite. En cette matière, néanmoins, il ne faut pas trop accuser l’indifférence des ouvriers, A Louviers comme dans beaucoup de petites villes, la crainte de l’influence des prêtres est surtout vivace parmi les classes moyennes; elle a même écarté de la cité jusqu’à ce jour les frères de la doctrine chrétienne. La torpeur morale et intellectuelle où végètent la plupart des ouvriers de Louviers a donc sa principale source dans un regrettable préjugé dont une classe plus éclairée devrait être la première à s’affranchir.

Une même observation s’applique, en dernière analyse, à tous les ouvriers de l’industrie manufacturière dans la Normandie : ils n’ont presque rien du caractère normand proprement dit. Ne cherchez point en eux cet esprit retors, ami de la chicane, dont les paysans de l’Orne et du Calvados sont la vivante expression. On dirait, sous ce rapport, deux races distinctes. La cause probable de cette différence, la voici : la finesse du paysan normand se déploie quand il lui faut débattre son intérêt dans un marché ou dans un contrat; les ressources de son esprit, plus tenace qu’éveillé, s’exercent en un seul ordre d’idées, l’échange, entendu dans le sens général du mot, soit qu’il s’agisse d’un champ ou d’une tête de bétail. La vie est remplie, pour le cultivateur, de transactions de cette espèce. L’ouvrier des fabriques demeure étranger à de pareils mobiles. Les conventions auxquelles il prend part, et qui portent exclusivement sur son travail ou sur le loyer de sa chambre, sont des plus simples; les bases en sont presque toujours communes à un grand nombre d’individus et connues à l’avance. A mesure qu’on s’éloigne de l’industrie agglomérée pour visiter le travailleur à domicile, qui touche de plus près au sol, on voit poindre peu à peu le vrai type normand.


II. — LES OUVRIERS A DOMICILE. — FLERS. — CAEN. — L’AIGLE.

Le travail à domicile correspond à merveille à cet esprit d’individualisme qui est le fond du caractère normand. L’ouvrier de ce pays s’enrôle au service des manufactures sous la pression des besoins de la vie; mais son goût le plus naturel le retiendrait de préférence chez lui, au milieu de sa famille, dont il aime à demeurer le centre. Adopté depuis des siècles sur les divers points de la contrée, le régime du travail à domicile compose çà et là des groupes plus ou moins compactes,