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aujourd’hui, ainsi qu’on le fait encore, les manufacturiers comme des maîtres absolus et tyranniques. Nos fabriques ressemblent, au contraire, sous beaucoup de rapports, à de petites républiques dont le règlement intérieur forme la constitution. Ce sont bien les patrons qui rédigent ce règlement; mais leur pouvoir est bien plus limité en fait qu’on ne le suppose communément. D’une part, des lois générales, telles que la loi sur le travail des enfans dans les manufactures, la loi sur la durée du travail, viennent restreindre leur action; d’une autre part, si les ouvriers ont besoin du patron, ce dernier ne peut se passer d’eux. Entouré de concurrens, il lui importe de conserver un personnel souvent très difficile à remplacer. Les conditions réglementaires s’établissent ainsi sous des influences qui pourront dominer, si c’est nécessaire, toute volonté capricieuse ou trop exigeante.

Les essais d’organisation tendant à développer les garanties relatives du travail doivent être regardés comme les indices les plus irrécusables de l’esprit des populations laborieuses. Dans les filatures des vallées voisines de Rouen, chaque salle, quel que soit le nombre des métiers, a un chef qui est toujours l’ouvrier le plus ancien, et qu’on appelle le curé : c’est le droit du temps, le droit de l’expérience présumée, devant lequel chacun s’incline. Quand la salle contient un personnel nombreux, le curé est assisté d’un vicaire. L’autorité de ce chef, qui expire au seuil de la fabrique, consiste à maintenir l’ordre tel que les ouvriers l’ont conçu, à assurer l’exécution des diverses mesures arrêtées entre eux en dehors du règlement général de l’usine. En cas d’infraction, le curé prononce des peines qui, le plus fréquemment, se réduisent à de petites amendes. Il existe une punition plus sévère désignée par ces mots bizarres : couper le ventre. Un ouvrier à qui le curé a coupé le ventre est aussitôt séquestré de la compagnie de ses camarades. A l’atelier, on ne lui adresse plus la parole, on ne l’aide plus dans ces mille détails de la fabrication où il est d’usage de se prêter la main d’un métier à un autre. Hors de l’atelier même, on ne va plus boire avec lui. Moyen périlleux, mais puissant, pour assurer l’unité dans la conduite, une pareille discipline vise à réunir les volontés en un seul faisceau. Ne peut-il pas en résulter, dans l’état actuel des choses, une force inintelligente, exposée à blesser autour d’elle des intérêts légitimes et à compromettre l’objet même qu’elle veut atteindre ? N’est-il pas facile sur cette pente de se laisser aller à des actes assimilés par le code pénal au fait même de coalition? Oui sans doute : aussi cette tendance a-t-elle besoin d’être soigneusement surveillée; mais, comme elle procède d’instincts indestructibles et de l’invincible opération du temps, c’est à la diriger et non à l’étouffer que doit aspirer la prudence politique.

L’idée du mandat, l’idée de la représentation est entrée dans la vie