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très difficiles à manier. Je me suis bientôt aperçu que, tout en étant ici subordonné à des conditions différentes, le commandement ne constitue pas une tâche plus rude qu’en Russie. J’ai vu des hommes qui avaient plus d’idées sans avoir souvent plus d’instruction, qui étaient plus sensibles à un bon procédé et toujours prompts à s’enflammer contre ce qu’ils regardaient comme une injustice, mais qui ne résistaient jamais à un ordre donné par un chef dans la limite de ses fonctions. »

Cette opinion, dans sa portée générale, s’accorde avec les faits que nous avons pu constater nous-même. Une préoccupation tourmente aujourd’hui nos ouvriers plus encore que les questions de salaire : c’est le besoin de certains égards, d’une certaine convenance dans l’exercice de l’autorité, qui les relèvent à leurs yeux et rapprochent les distances sans porter atteinte à la hiérarchie. L’indignation contre ce qui semble injuste est une autre face de ce même sentiment, dont la racine se trouve dans la pensée d’égalité. Est-ce là un bon augure? Oui, sans doute, si on sait cultiver ce sentiment, si on s’applique à le dégager des mauvais élémens qui en altèrent la nature. Ce besoin d’égards procède des idées de bienveillance et de justice qui résument l’esprit et forment le principal honneur de notre civilisation. Malheureusement, il s’y mêle aujourd’hui une continuelle défiance contre les manufacturiers. Prompts au soupçon, les ouvriers craignent sans cesse d’être trompés; ils se croient victimes d’une exploitation organisée. Cette pensée, qui a pénétré dans les cœurs comme un venin, les ulcère profondément. C’est la paille qui prendrait aisément feu dans des momens de crise. Flattez ce penchant, et les oreilles deviennent aussitôt crédules à l’excès. Surexcité par les circonstances et par des prédications qui avaient égaré les cerveaux, ce sentiment engendrait l’émeute de Saint-Sever en 1848. A la même époque, les travailleurs des vallées cédaient à de pareilles inspirations, quand, après avoir déserté les usines, ils donnaient carrière à leurs rancunes en promenant un ou deux fabricans pieds nus et la corde au cou. Que la population ait été rapidement désabusée sur les conséquences de ces actes ignobles, qui, en propageant la terreur, devaient accroître la misère commune, c’est incontestable; mais il y a toujours chez elle, à côté du désir d’un développement légitime, un aveuglement profond sur les lois générales qui doivent unir les divers élémens de la production. portée à s’organiser en vue d’une émancipation qu’elle ne se définit pas, elle est toujours prête à obéir à un mot d’ordre, pourvu qu’il semble sortir des rangs populaires, et qu’il soit comme le cri des travailleurs auquel il s’agirait de faire écho.

A Rouen, les masses lisent fort peu; à peine dans les cabarets jette-t-on un regard sur le journal; les brochures politiques, les écrits