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Lorsqu’en 1664 Colbert voulut organiser la compagnie des Indes, il s’adressa d’abord au commerce de Saint-Malo, et voici comment, quelques années plus tard, M. de Nointel, intendant de Bretagne[1], parlait de cette ville : « Le nom de l’évêché de Saint-Malo est fameux, dit-il, dans toutes les parties du monde, et il en a l’obligation à sa ville principale, dont le commerce est considérable depuis long-temps et fort étendu. Il est établi avec l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne, l’Italie, et occupe près de 100 bâtimens de 30 à 400 tonneaux que fournit la seule ville de Saint-Malo. Il y vient par an 100 bâtimens anglais, de 25 à 30 hollandais chargés principalement de bois, goudron, chanvre et marchandises de la Suède et du Danemark, de fromages, de harengs ; ils prennent en retour des huiles de Provence et d’Italie ; mais le commerce le plus considérable à Saint-Malo est celui de l’Espagne. Il transporte à Cadix pour les Indes des vins, des savons, toutes sortes d’étoffes et autres marchandises, draps, toiles, soieries, ce qui intéresse fortement dans ce commerce les villes de Paris, Rouen, Lyon, Tours, Bordeaux, Marseille. Ces marchandises se paient en numéraire et en cuirs, cochenille, bois de teinture et laines. On s’arrange de manière à faire coïncider les arrivages de Saint-Malo avec les départs des galions pour les Indes. En raison de l’exclusion de tous les étrangers du commerce des Indes, tout ce trafic se fait sous des noms supposés. Les Malouins sont obligés de se servir des noms des Espagnols, tant dans les factures que dans les actes de vente, en sorte que ce commerce ne se peut faire que sous la bonne foi de ceux-ci, et avec une telle confiance, qu’il ne tient qu’à eux de retenir tout ce qu’on leur donne à porter aux Indes, tout ce qu’on leur donne aux Indes à rapporter, et tout ce qu’on leur vend à payer au retour du voyage. On n’oserait pas même leur en demander compte, ni en porter aucune plainte ; car, outre la confiscation de ce qu’ils retiendraient, on serait sujet à perdre tous les biens qu’on pourrait avoir par ailleurs en Espagne, et à être mis en prison pour le reste de ses jours, à moins de s’en rédimer par beaucoup d’argent, les lois de l’Espagne l’ordonnant ainsi. Les étrangers qui font ce commerce se servent de noms supposés, tant dans les lettres qu’ils écrivent que pour les adresses de leurs correspondans, crainte qu’elles ne soient interceptées, ce qui arrive souvent. Il se voit même que, malgré toutes ces précautions, le conseil d’Espagne ne laisse pas, sur les moindres indices, de faire de grosses taxes sur ceux qui sont soupçonnés. » Voilà, certes, un tissu de fraudes qui ne pouvait être ourdi que par les plus honnêtes gens du monde.

« Les Malouins, poursuit M. de Nointel, font la grande pêche de la

  1. Mémoire sur la province de Bretagne, par M. de Nointel, intendant. 1698. B. N. Manuscrits.