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Cependant les fonctionnaires du district, après avoir délibéré entre eux, ont conclu que M. l’inspecteur-général n’est pas homme à se laisser gagner par un dîner seulement. On lui députe le plus hardi de la bande pour lui offrir brutalement de l’argent. Grande terreur de cet envoyé, qui, s’il tombe par hasard sur un homme d’honneur, risque de faire le voyage de Sibérie. Il a préparé son offrande, il la tient, il avance la main, la retire, et ne sait comment en venir au fait. Le billet de banque tombe à terre ; Khlestakof le ramasse et demande poliment à l’emprunter. Tout s’est passé, comme il semble, dans les formes. Arrivent l’un après l’autre tous les fonctionnaires du district, en grand uniforme et pourvus de billets de banque. Encouragé par son premier essai, Khlestakof emprunte à l’un deux cents roubles, à l’autre trois cents. Toutes ces scènes sont bien faites, et, malgré l’uniformité du motif, elles se varient heureusement par le contraste des caractères. Je prends la plus courte pour la traduire. Le recteur du collège, homme très timide, entre en tremblant et se heurte contre le seuil. On entend une voix qui lui dit : — « Alloue donc ! n’ayez pas peur.


« Le recteur. — Permettez-moi d’avoir l’honneur de vous offrir l’hommage de mon respect. Je suis le recteur de l’académie, conseiller titulaire, Khlopof.

« Khlestakof. — Soyez le bienvenu. Asseyez-vous donc. Voulez-vous un cigare ?

« Le recteur, à part. Que faire ? mon Dieu ! Prendre ou refuser.

« Khlestakof. — Prenez, prenez. Ils ne sont pas mauvais. C’est vrai que ce n’est pas comme les cigares qu’on a à Pétersbourg. Là, voyez-vous, petit papa, j’en fumais à vingt-cinq roubles le cent. On s’en léchait les babines. Voilà du feu. Allumez-vous. Qu’est-ce que vous faites donc ? Ce n’est pas là le bon bout.

« Le recteur laisse tomber le cigare. (A part.) Le diable emporte ! maudite timidité !

« Khlestakof. — À ce que je vois, vous n’êtes pas fumeur. Moi, je l’avoue, c’est là mon faible… et les dames aussi. Et vous ? hein ? qu’aimez-vous le mieux, les brunes ou les blondes ? (Le recteur stupéfait ne répond rien.) Là, franchement, lesquelles préférez-vous ?

« Le recteur. — Je… je n’ose…

« Khlestakof — Non, point de défaites. Je veux absolument savoir votre goût.

« Le recteur. — Oserais-je… exprimer… (A part.) La tête me tourne. Je ne sais ce que je dis.

« Khlestakof. — Vous ne voulez pas le dire ? Je parie que quelque brunette vous a pris dans ses filets. Ah ! vous rougissez ? J’ai deviné, à ce qu’il paraît. Pourquoi donc ne parlez-vous pas ?

« Le recteur. — Excusez ma timidité, monsi… monseig…, votre ex… (A part.) Ah ! maudite langue, qu’es-tu devenue !

« Khlestakof. — Vous êtes timide ? Eh bien ! tenez, c’est que j’ai dans les yeux quelque chose qui impose en effet. Au moins, je sais bien qu’il n’y a pas une demoiselle qui résiste à mon regard. Pas vrai ?