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ait frappé fort et juste, le public a été satisfait. L’impression de cette pièce ne saurait être la même à Paris qu’à Moscou. Le lecteur français aura quelque peine à accepter la gaieté de l’auteur, gaieté un peu triste au fond, et il s’étonnera qu’il cherche à faire rire aux dépens de coquins qu’il faudrait traduire en cour d’assises. Le crime a beau être ridicule, c’est l’indignation qu’il excite chez tout honnête homme, et je ne sais si c’est le sentiment qu’un auteur comique doit cherchera exciter. D’un autre côté, il faut penser qu’un écrivain n’a que sa plume, et que M. Gogol s’est trouvé dans le cas d’Aristophane bafouant Cléon sur le théâtre. Aristophane était poète et non tribun pour l’accuser sur la place publique. Si les spectateurs goûtent la satire, c’est à eux d’extirper les vices qu’on leur dénonce.

Les principaux fonctionnaires d’une ville de province sont réunis chez le gouverneur (gorodnitchii), espèce de sous-préfet réunissant des fonctions judiciaires et administratives. Il est fort ému d’une nouvelle qu’il vient de recevoir. On lui mande de Pétersbourg qu’un inspecteur-général (revizor), voyageant incognito, doit arriver sous peu dans la ville pour examiner la conduite des employés du gouvernement. L’avis est fait pour alarmer, car grands et petits volent à l’envi dans la ville où se passe la scène, et que M. Gogol s’est bien gardé de nommer. Le gouverneur, dont la conscience est la plus chargée, les avertit charitablement de se mettre en mesure pour qu’à son arrivée M. l’inspecteur-général trouve les choses comme le gouvernement le désire. « Vous, monsieur le directeur de l’hospice, vos malades sont sales comme des forgerons ; l’hôpital n’est pas tenu. Il faudrait aussi vous arranger pour qu’il y eût moins de malades, autrement on ne manquera pas de dire que c’est la faute de l’administration. » Le directeur, qui met dans sa poche l’argent de la pharmacie, répond qu’il est prêt à recevoir ce terrible inspecteur. Il a inventé un nouveau traitement. « A quoi bon, dit-il, se creuser la tête pour faire des ordonnances de drogues qui coûtent très cher, pour le premier venu ? L’homme est un être simplement organisé ; s’il meurt, il meurt ; s’il guérit, il guérit. D’ailleurs notre médecin allemand a trop de peine à s’entendre avec les malades, car il ne sait pas le russe. » — « Vous, monsieur le juge, continue le gouverneur, je vois avec peine que vous mettez vos oies dans la salle des pas perdus ; et puis vous avez trop le goût de la chasse, et vous vous laissez faire des cadeaux de chiens par les plaideurs. — Et vous-même, réplique le juge, vous vous laissez bien donner des pelisses de cinq cents roubles. — C’est bon, dit le gouverneur en colère ; mais savez-vous pourquoi vous vous laissez faire des cadeaux de chiens ? C’est parce que vous ne croyez pas en Dieu. Vous n’allez jamais à l’église, tandis que moi je vais à la messe tous les dimanches. Quand vous vous mettez à parler de la manière