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province où le désœuvrement général fait accueillir les étrangers avec le plus aimable empressement. Il fait sa visite aux autorités, aux notables ; il est fort poli, de l’avis de tout le monde ; il joue au whist et perd noblement au besoin. Il n’en faut pas davantage pour qu’il soit invité et recherché partout. Il ne se targue ni de son rang ni de sa fortune, mais on devine qu’il a été fonctionnaire public et qu’il a un capital dont il voudrait faire emploi. Tous les gentilshommes campagnards qui le rencontrent à la ville veulent le recevoir dans leurs châteaux. Assuré déjà de l’estime générale, il se met en route et fait sa tournée de dîners. Partout, entre la poire et le fromage, au moment où la confiance et l’intimité viennent d’être scellées par quelques verres de vin de Champagne, il hasarde d’une voix timide cette question : N’y a-t-il pas eu une épidémie de vos côtés dernièrement ? N’avez-vous pas perdu un certain nombre d’ames ? — Hélas ! oui. J’en ai perdu tant, pour lesquelles j’ai à payer fort cher. — Eh bien ! reprend notre homme en baissant la voix, voudriez-vous me les vendre ?

Grande surprise, comme cela peut se croire ; mais le marché se fait. Le gentilhomme vaniteux donne gratis ses âmes mortes de l’air dont il ferait un cadeau. — L’avare en débat le prix avec acharnement. — Le joueur veut les jouer au lansquenet. Chaque propriétaire d’ames est un original dont M. Gogol, selon son usage, nous donne un daguerréotype fidèle. Après tous ces dîners, Tchitchikof se trouve possesseur d’un millier d’ames pour lesquelles il se fait donner quittance et paie les droits d’enregistrement, comme si elles étaient vivantes. Il a déclaré qu’il allait les établir dans un gouvernement éloigné que l’on colonise. À ce sujet, grands débats dans la ville entre les amis de Tchitchikof, Les uns, craignant que les paysans ne s’échappent ou ne se révoltent en route, offrent au propriétaire de lui donner une escorte. D’autres disputent à perte de vue sur les influences qu’exercera le changement de climat sur la colonie projetée. — Le Russe s’accommode de tous les climats, dit un des notables. — Non, il lui faut des rivières, répond un autre. — La colonie réussira. — Elle ne réussira pas.

Cependant la considération dont jouit Tchitchikof s’est fort augmentée. Un homme qui, dans une semaine, achète mille ames doit être un bon parti. Déjà les demoiselles à marier se tiennent droites quand il passe, les mamans lui font des avances. On lui trouve de l’esprit et un grand air. Il va jeter le mouchoir, lorsque, dans un bal, un maudit étourdi à moitié ivre lui demande tout haut pourquoi il achète des âmes mortes. Ce mot se répand dans le salon. Personne ne s’explique trop ce qu’il peut y avoir de mal à cela, mais tout le monde est scandalisé. Tchitchikof, dont l’assurance et la popularité ont disparu tout d’un coup, s’esquive, et le roman finit. Je me trompe, l’auteur, dans un dernier chapitre, nous dit le mot de l’énigme. On