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ferrugineux très dur. Après avoir marché encore environ deux heures dans la plaine dominée par le village de Santa-Maria, je m’arrêtai sur le bord d’un ruisseau d’eau blanche, dans un endroit nommé Tierra Blanca, et comme il y avait de l’herbe en abondance pour les animaux, je fis halte, on tendit les hamacs, on déchargea les chaudières, et on fit cuire le dîner.

Vivant depuis plusieurs années en compagnie des ouvriers indiens et créoles de race espagnole, j’ai été à même de reconnaître qu’il y a une grande ressemblance entre leur caractère et celui des Arabes. L’Espagnol n’est en réalité qu’un Arabe civilisé par la religion chrétienne, car il n’est pas possible de supposer que les Arabes aient vécu huit siècles en Espagne sans mélanger leur race avec celle des anciens habitans. Abandonné au milieu des plaines, l’Espagnol du Nouveau-Monde a repris tous les goûts, toutes les habitudes de ses ancêtres, et a donné les mêmes goûts, les mêmes habitudes aux Indiens, qui lui sont soumis moralement. Les travaux de l’entreprise que j’ai faite avec le gouvernement de la république, pour la construction d’une route de trois cent cinquante kilomètres à travers la cordillère de Cumana, m’ont offert plus d’une occasion d’observer cette curieuse ressemblance des mœurs espagnoles et des mœurs arabes. Je voyais par exemple mes ouvriers, réunis sous de grandes tentes, se coucher aussitôt qu’ils avaient pris leur dîner; un d’entre eux prenait alors une mauvaise guitare, et se mettait à improviser en chantant sur un air monotone, qui nous eût endormis promptement, si de temps à autre le chanteur n’eût lancé des notes aiguës qui ressemblaient aux cris du chacal. Cette musique nie fatiguait horriblement; mais, ne pouvant l’interdire à mes ouvriers sans les contrarier beaucoup, j’imaginai de lui substituer un autre genre de divertissement, et je pris le parti de leur raconter des histoires. Je retrouvai sans peine dans ma mémoire quelques contes des Mille et une Nuits, et mes hommes n’eurent qu’à les entendre une fois pour les retenir. A partir de ce moment, ils répétèrent ces contes tous les soirs, en brodant quelque fois sur le thème primitif. Je fus ainsi débarrassé de leur musique, et je pus m’endormir chaque soir, bercé par les génies de Galland.

Partis avant le jour, le 12 janvier, nous marchâmes jusqu’à la nuit sans rencontrer une personne ni une maison. Le soleil était couché quand nous arrivâmes près d’un étang nommé Sainte-Anne, où il y a une cabane destinée à loger un pâtre qui surveille quelques troupeaux répandus dans ces plaines. Nous partîmes de ce point de très grand matin, et nous arrivâmes à midi au bourg de Guasipati, dont j’ai dit un mot à propos du Pays des Missions. Ce bourg est très beau; il se compose d’une place de deux hectares de superficie. Le couvent des pères capucins et l’église remplissent un des côtés du parallélogramme, les trois autres côtés sont occupés par des maisons; quatre rues partent de la place, bien alignées et longues de plus de quatre cents mètres; chaque maison se compose de quatre chambres avec galerie sur les deux faces; les bois employés sont d’une qualité supérieure. Toutes ces maisons sont en briques, il ne leur manque que des habitans. A mon arrivée, je ne rencontrai qu’un créole, qui s’était fixé dans une de ces constructions depuis une quinzaine de jours, et de plus un gardien, nommé par le gouvernement pour veiller à la conservation du village. Le gouvernement a donné une certaine autorité à ce gardien sur les Indiens des environs; celui-ci en use pour faire nettoyer les rues et