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inspirer à ceux de la plaine l’idée que, loin de les fuir, j’étais décidé à les aller chercher. Mon interlocuteur de la veille n’était parti de si grand matin que pour leur porter la nouvelle de cette détermination. Cependant j’étais bien préparé : les animaux de bât étaient disposés pour être attachés les uns aux autres de la tête à la queue, et les deux de chaque extrémité devaient être attachés à deux des nombreux arbrisseaux rabougris qui sont dans la plaine; nous devions nous placer à pied derrière ce rempart que ne pouvaient franchir les chevaux des assaillans. Aux deux extrémités, deux hommes armés de tromblons chargés de quinze balles chacun devaient faire feu pour abattre les chevaux de nos adversaires, et dix-neuf hommes, moi compris, armés de fusils doubles et de carabines, tous bons tireurs et chasseurs de tigres, nous devions viser aux cavaliers. Mon ordonnance de bataille avait été parfaitement comprise et approuvée par mes hommes; ils se faisaient une fête de se battre. Ceux qui devaient nous attaquer n’étaient guère plus nombreux que nous; leur déroute avec perte de moitié de leur monde à la première décharge me paraissait donc une chose assurée. Nous ne pouvions être surpris; la plaine permettait de voir à plus d’un kilomètre de distance, et j’étais sur ma mule à cent mètres en avant, l’œil au guet, occupé de tout ce qui pouvait paraître dans la plaine.

Nous continuâmes à marcher ainsi jusqu’à cinq heures du soir. Alors, rencontrant une source avec de l’herbe pour les animaux, je fis halte. Nous dînâmes des provisions qui étaient sur les bêtes de charge, et après avoir mis un ravin entre nous et le sentier par où l’on pouvait nous aborder, après avoir placé des gardes, nous nous couchâmes enveloppés dans nos manteaux. Le manteau en usage dans le Venezuela est bien simple, mais il est supérieur pour l’usage à tous ceux que peuvent faire les tailleurs européens. C’est un morceau de drap bleu épais et à longs poils, de deux mètres et demi de long sur un mètre et demi de large. On fait une ouverture au milieu, dans le sens de la longueur, pour y passer la tête, et on se trouve comme sous une grande chasuble qui vous couvre parfaitement; on le double d’une étoffe rouge de même qualité; les jours où l’on est en route, on met le côté bleu en dehors, et, quand on veut se parer, on montre le côté rouge. Notre nuit se passa fort tranquillement; les brigands nous avaient laissé le passage libre jusque-là. Cependant le bruit se répandit dans la province de Cumana et jusqu’à Caracas que j’avais été attaqué, que j’avais succombé avec quatorze hommes de ma compagnie, que les six autres s’étaient enfuis, etc.; bataille supposée pour sauver l’honneur et la réputation de ces pauvres brigands, qui ne s’étaient pas montrés un seul instant.

Je fis charger à quatre heures du matin, et au point du jour nous nous mettions en route. La veille, je m’étais un pou écarté de notre direction; mais après deux heures de marche nous étions rentrés dans la bonne voie. Les plaines sont coupées par une quantité de sentiers; cependant, si l’on prend bien son point, il est difficile de se perdre. Dans cette matinée, je rencontrai l’Aritupano, qui coule dans un chenal de dimensions égales à celles de la Guanipa; je cheminai près de doux heures dans le sens du chenal, et je traversai l’Aritupano, dont le niveau ne dépasse pas douze centimètres sur trente-cinq mètres de large. Le lit de cette petite rivière n’a pas plus d’un mètre cinquante centimètres de profondeur, et rien n’annonce qu’il n’ait pas la capacité suffisante pour contenir toutes les eaux dans les temps des plus grandes crues. Les petits