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Nous étions partis à cinq heures du matin, il était environ onze heures lorsque nous le rencontrâmes. Il faut avoir marché pendant plusieurs heures, exposé aux ardeurs d’un soleil intertropical, sur un sable blanc et brûlant, pour comprendre la jouissance ineffable qu’éprouve le voyageur quand il arrive à un morichal: ombre, verdure et eau fraîche, tout ce qui peut satisfaire les désirs de l’homme en ce moment, l’eau pour éteindre le feu qui dévore sa poitrine, la verdure pour reposer sa vue, et l’ombre impénétrable du moriche à l’abri duquel on défie les rayons du soleil. Si de midi à deux heures on suit le cours d’un morichal, on est certain d’y rencontrer tous les animaux qui habitent ces déserts. Hommes, taureaux, serpens, lions et tigres, tous viennent y chercher un abri contre l’ennemi commun, le soleil. Le jour où je me reposais ainsi sous un moriche, près de Santa-Barbara, il me revint en mémoire qu’étant à dîner en 1843 chez M. le comte de Lancy, bibliothécaire de Sainte-Geneviève, je surpris beaucoup par mes réponses un jeune homme qui m’avait demandé quelques détails sur mes voyages dans les régions intertropicales. J’avais parlé de la joie que, débarquant à la Rochelle en 1843, j’avais éprouvée à la vue d’arbres privés de feuilles et chargés de neige. Ce jeune homme avait crié au blasphème. — Le soleil! disait-il, le soleil ! voilà ce qui nous manque. — J’aurais voulu avoir mon admirateur du soleil auprès de moi au moment où je m’arrêtai sous les moriches de Santa-Barbara. Je suis certain que quelques heures de marche par la grande chaleur, dans ces sables du Venezuela, auraient bien tempéré son enthousiasme. Dans les vastes plaines des provinces de Cumana, Barcelona, Calabosso, le morichal remplace l’oasis de l’Afrique. Le moriche est un arbre magnifique de la famille des palmiers, qui vient en abondance le long des ruisseaux ou des cours d’eau qui traversent ces plaines sablonneuses, où l’on ne voit guère de végétation qu’après les pluies de l’hivernage.

Cinq cents mètres environ avant d’arriver au ruisseau Amana et au morichal de Santa-Barbara, j’étais descendu dans cette délicieuse vallée par une pente douce, mais en réalité d’une hauteur égale à celle de l’escarpement où sont situées les cinq ou six maisons en terre qui composent le village de Santa-Barbara. Cet escarpement, qui se prolongeait à perte de vue, m’avait rappelé celui sur lequel est située la petite ville de Maturin, absolument dans la même position, et, comme je n’avais pu me rendre compte de la cause qui avait produit l’escarpement de Maturin, je considérais celui de Santa-Barbara avec insouciance, comme un fait dont il m’était impossible de découvrir l’origine. Seulement, dans la visite que je rendis le même jour à cet escarpement, qui ressemblait à une immense muraille à pic et en bon état, je remarquai que cette muraille fermait du côté du sud une riche vallée de mille mètres environ de largeur, et qui.se perdait à l’est et à l’ouest dans un immense horizon. Le terrain de la muraille était un conglomérat d’argile ferrugineux appartenant à une décomposition de roches de granit et de quartz, et d’une grande quantité de fragmens de quartz roulés de la grosseur d’un à cinq centimètres de diamètre.

Je partis de Santa-Barbara à deux heures du matin afin d’éviter le soleil, et, le 27 décembre 1850, à dix heures, j’arrivais à Aguasai, dernier village que l’on rencontre avant de traverser les plaines ou déserts qui mènent à la