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personnages réels ou des personnages allégoriques. L’homme assis au rivage et qui voit s’enfuir les illusions, les espérances de sa jeunesse, réveille dans toutes les âmes des souvenirs poignans qui n’ont pas besoin d’être commentés : c’est la vérité même, prise sur le fait et traduite dans un langage élégant et pur. Ce que j’admire dans cette composition, ce n’est pas seulement la simplicité de la donnée, que personne ne saurait méconnaître; c’est aussi la précision du dessin, le choix heureux des tons, l’harmonie générale qui permet d’embrasser d’un seul regard tous les détails du poème. Les figures placées sur la barque sont traitées avec une rare délicatesse, et la lumière crépusculaire qui les baigne nous laisse apercevoir le soin studieux qui a présidé à l’achèvement de toutes les parties. Attitudes, physionomies, extrémités, tout est rendu avec le même savoir, avec le même bonheur. Les têtes sourient avec une expression de joie ironique, et semblent railler le penseur assis au rivage. L’allégorie ainsi comprise n’a plus rien d’inanimé : c’est une création puissante et sereine qui domine la réalité et nous emporte dans un monde supérieur. Ces femmes vêtues de blanc, aux épaules ailées, qui tiennent dans leurs mains un luth d’ivoire, représentent à merveille les splendides espérances qui ont bercé nos premières années et qui s’évanouissent comme un songe à mesure que les années creusent nos tempes et dépouillent notre front; c’est la fuite de la jeunesse, la fuite de la crédulité. M. Gleyre savait très bien ce qu’il voulait dire, et l’a très bien dit.

Le danger constant de l’allégorie est d’accorder trop d’importance à la pensée prise en elle-même et de ne pas parler aux yeux assez vivement. L’auteur du tableau qui nous occupe a compris le danger, et, tout en s’adressant à l’imagination, il a contenté le regard des connaisseurs. poète par l’inspiration, il est demeuré peintre dans l’expression de sa volonté; c’est pourquoi son tableau a résolu victorieusement un des problèmes les plus difficiles que puissent se proposer les arts du dessin : il excite la pensée comme une page de philosophie, et ne sort pourtant pas des conditions de la peinture. C’est un bonheur qui n’appartient qu’aux hommes familiarisés avec les monumens les plus parfaits de leur art. Les esprits méditatifs, qui connaissent d’une manière incomplète la langue qu’ils veulent parler, sont exposés à de fréquentes méprises. Lors même qu’ils ont conçu une pensée vraie, il leur arrive trop souvent de choisir pour la rendre une forme qui n’appartient pas à l’art qu’ils pratiquent. Les uns, en taillant le marbre, suivent les données de la peinture; d’autres, en maniant le pinceau, se laissent égarer par les souvenirs de la statuaire; d’autres enfin, au lieu de chercher pour leur pensée une forme précise, sculpturale ou pittoresque, se contentent d’indiquer en traits confus ce qu’ils ont voulu dire, et laissent au spectateur le soin d’achever ce qu’ils ont ébauché.