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jamais abdiquer sa personnalité dans l’archaïsme, il a compris pourtant toute l’importance de l’histoire pour la culture de l’art comme pour la culture de la science, et c’est ce qui explique l’immense variété des dessins dont il a rempli ses cartons. Il a voulu savoir ce que l’Italie avait pensé, ce que l’Italie avait voulu dans le domaine esthétique depuis la renaissance jusqu’à nos jours, et, pour contenter sa curiosité, il n’a rien négligé. Non-seulement il a vu et bien vu, mais il a fixé ses souvenirs d’une manière durable. J’ai souvent admiré à Padoue une petite église dont les murailles tout entières sont décorées par Giotto, et qui maintenant est devenue la propriété d’une famille vénitienne. Malgré la chapelle de Saint-Antoine, malgré le Palais de la Raison, décoré par le même maître, cette petite église suffirait pour révéler le génie de Giotto. Eh bien! M. Gleyre l’a rapportée tout entière, et le dessin est si fidèle, qu’en le contemplant je me croyais encore à Padoue, et toutes les années évanouies se réveillaient comme par enchantement. Il est impossible de pousser plus loin le respect du modèle. Ceux qui ont étudié Giotto à Padoue retrouvent l’image précise des compositions qu’ils ont admirées; ceux qui n’ont jamais franchi les Alpes devinent, dans les dessins de M. Gleyre, tout ce qu’il y avait d’exquis et de profond chez le glorieux élève de Cimabue.

Pour bien prouver l’étendue et l’impartialité de son intelligence, pour bien montrer qu’il n’y avait rien d’exclusif dans son affection pour Giotto, M. Gleyre n’a pas étudié avec moins d’ardeur, transcrit avec une exactitude moins scrupuleuse les œuvres de l’école florentine ou de l’école milanaise. Léonard de Vinci, qui procède de Florence et qui a fondé l’école lombarde, n’est pas pour lui l’objet d’un culte moins fervent, j’ai vu chez lui plusieurs têtes copiées dans le couvent de Sainte-Marie-des-Graces, et je dois dire que ces têtes en apprennent plus sur Léonard que toutes les gravures de la Cène publiées jusqu’à ce jour. Le burin de Morghen, si vanté par les ignorans, a défiguré l’œuvre du Vinci; dans les dessins de M. Gleyre, je la retrouve telle que je l’ai vue, sans altération, sans amoindrissement. Ainsi, d’après ces deux exemples, je suis autorisé à croire qu’il a interrogé avec la même attention toutes les époques de l’art italien; car entre Giotto et le Vinci l’espace parcouru par la fantaisie humaine est tellement vaste et semé de monumens si nombreux, que, pour bien comprendre le point de départ et le point d’arrivée, il faut de toute nécessité avoir suivi pas à pas le génie italien. Bien que je n’aie pas vu tous les dessins rapportés par M. Gleyre, j’ai pourtant le droit d’affirmer qu’il connaît à merveille tous les maîtres compris entre la Cène de San-Miniato et la Cène de Sainte-Marie-des-Graces. Or, je crois que bien peu d’artistes pourraient se vanter de posséder un pareil savoir. Par un rare bonheur, tout en grossissant le trésor de ses souvenirs, il a su garder l’indépendance de