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veux point qu’ils aperçoivent le moindre mouvement. En montant à cheval, vous prendrez mes derniers ordres.

— C’est bien, commandant.

Et je m’éloignai, heureux d’échapper enfin à notre repos monotone, éprouvant la joie d’un amateur passionné du spectacle qui reçoit, au moment où il ne s’y attend plus, un billet pour le mélodrame nouveau.

A la retraite, vers l’heure où le brigadier de service distribuait l’orge du soir, je me rendis à notre bivouac, afin de veiller moi-même à ce que les rations fussent copieuses, car l’expérience m’avait appris la vérité de ces paroles des cavaliers arabes : « Si je n’avais vu la jument enfanter le poulain, je jurerais que l’orge est sa mère. » Or, comme le soldat sait toujours quand il part et jamais quand il revient, il nous fallait, pour la nuit, des chevaux prêts à toutes les fatigues. La soirée était belle, le silence profond; pas un souffle dans l’air. On n’entendait que le bruit si doux à l’oreille de celui qui va se servir de sa monture, le bruit des mâchoires des chevaux écrasant l’orge. Tous les soldats se glissaient peu à peu sous leur petite tente, et ils dormaient déjà comme de jeunes filles, lorsqu’à dix heures on releva les sentinelles. J’appelai alors le maréchal-des-logis.

— Dans une demi-heure tout le monde à cheval! On emportera trois jointées[1] d’orge et du biscuit pour un repas. Les effets placés dans les sacs de campement seront réunis dans l’intérieur du poste en cas d’accidens.

En un clin d’œil, le maréchal-des-logis et les brigadiers avaient réveillé tout le monde. Les tentes étaient abattues, les couvertures pliées, les chevaux sellés, les armes chargées, et à dix heures vingt minutes rien ne pouvait faire supposer que depuis trois semaines vingt-cinq chevaux et vingt-cinq chasseurs eussent leur demeure en cet endroit. Cinq minutes après, le peloton faisait le tour des murailles et se rangeait derrière les trois cents hommes d’infanterie, qui, jetés brusquement hors de leur hamac, attendaient patiemment qu’il plût à leur chef de disposer d’eux.

— L’infanterie passera la première, me dit le commandant; vous suivrez, et quand nous serons près d’arriver, selon ce que me rapporteront les espions, je vous donnerai mes instructions.

Et la petite troupe s’ébranla, le commandant Manselon marchant en tête avec les deux guides arabes. Nous traversâmes l’emplacement du marché; puis, tournant à droite, nous suivîmes la vallée qui

  1. On nomme ainsi la quantité d’orge contenue dans les deux mains rapprochées l’une de l’autre. C’est une mesure de bivouac.