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à son oreille. Quand nous entrâmes, quelques groupes restaient à peine dans la salle, et la vallée avait repris son grand silence. Dès que Bel-Hadj nous vit, il congédia les derniers qui attendaient, et, demandant du café, nous fit place sur sa natte.

— Quel est ce cavalier? lui dis-je en désignant l’homme qui me présentait la tasse, un grand gaillard sec et décharné, ayant trois doigts de la main gauche enlevés; n’a-t-il pas été blessé, il y a deux ans, lorsque la colonne d’Alger est venue dans ton pays?

— Oui, reprit-il; au jour de la rencontre avec le maréchal, une balle lui a broyé la main. C’était le chaous de mon fils Ahmet, qui fut tué le lendemain.

Après s’être tu un instant, Mohamed reprit : — La jeunesse est encore ton partage, le bonheur est ton ombre; rappelle-toi les paroles d’un homme déjà vieux : fuis le chagrin, il ronge plus l’homme que la fièvre.

— Oui, reprit le khodja (secrétaire) assis à côté de Bel-Hadj, fuis-le comme la morsure de la vipère, et porte toujours sur ta poitrine le talisman qui l’éloigne.

Comme un sourire s’était glissé sur nos lèvres, le khodja reprit en fixant sur nous son regard :

— Vous autres fils de l’erreur, vous ne connaissez que le doute, et cela parce que notre seigneur Mohamed ne vous a pas donné sa lumière. Le vrai croyant, lui, est comme le voyageur qui retrouve la source du ruisseau en remontant le fil de l’eau. Grâce aux paroles saintes, nous savons l’origine des choses et le moyen d’éviter le mal.

— Tu pourrais m’enseigner l’origine du chagrin?

— Oui, le taleb mon maître me l’a apprise.

— Et quelle est cette origine?

— Les génies, reprit le khodja d’un air grave et pénétré, sont les pères du chagrin; ils l’envoient afin de se venger. Écoute et retiens ma parole. — Lorsque le puissant eut jeté les nôtres dans l’espace, Eve, notre mère commune, se trouvant pour la première fois enceinte, tomba dans la tristesse, car la curiosité la dévorait, et elle voulait lire en son sein. Alors elle appela un démon nommé Aret, et celui-ci lui promit que, si la créature renfermée dans son sein recevait le nom de serviteur d’Aret, par sa puissance il la ferait naître semblable à elle; mais Dieu, pour punir Eve d’avoir cru un lapidé, lui fit mettre au monde un génie. Comme, par la promesse de la mère des hommes, les génies tiennent du démon, ils en ont reçu la malice, et aussi pour unique joie la vue du mal. Et ils se prirent à tourmenter l’homme en soufflant à la femme, sa compagne, les coquetteries, déchirement du cœur. Le rire est leur partage quand le repos abandonne le mari. Aussi, gardiens des replis de la terre, ils ont inventé les parures qui rendent l’aimant