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n’en comptait que vingt-deux. À cette disproportion d’âge s’ajoutait une extrême différence d’inclinations et d’humeur. Le prince d’Urbin aimait passionnément l’étude, et n’interrompait ses occupations sédentaires que pour chasser une ou deux fois par semaine. Son esprit méditatif, sa piété, la simplicité de ses manières, lui avaient valu de bonne heure le surnom de « prince-moine, » et son aversion pour les affaires faisait dire de lui par son père « qu’il était moins propre à régner sur des hommes que sur des livres. » Lucrèce, au contraire, aurait donné toutes les bibliothèques du monde pour la conduite d’une intrigue politique. Active, impérieuse, elle avait passé sa jeunesse à s’agiter dans une situation secondaire, à rêver des alliances qui lui permettraient de jouer le premier rôle, et lorsqu’elle eut enfin réussi à s’assurer la possession d’un trône par son mariage avec le prince héritier d’Urbin, elle crut pour le coup que l’instant était venu d’exercer cette domination à laquelle elle n’avait cessé de prétendre. Malheureusement pour elle, elle avait compté sur le concours de son mari, ou tout au moins sur son obéissance, et l’un et l’autre lui firent défaut. Aux vues ambitieuses de la princesse, à toutes ses provocations, François-Marie opposait une froideur et une force d’inertie décourageantes, quelquefois même des refus articulés avec une netteté un peu rude, après quoi il s’enfonçait plus que jamais dans la retraite et laissait sa femme dévorer à loisir son humiliation et son dépit. Qu’on se figure Mme de Montpensier mariée au dauphin fils de Louis XV, et l’on aura, grâce à cet anachronisme, à peu près l’équivalent de ce que devait être l’union du prince et de la princesse d’Urbin. Celle-ci, voyant à la fin que ses tentatives pour participer au gouvernement de l’état risquaient fort de demeurer infructueuses, même après la mort du duc régnant, essaya de satisfaire autrement ses passions romanesques et son goût pour les aventures. Elle se corrigea de l’ambition pour s’abandonner au désir de plaire, et son cœur s’ouvrait à peine à ce sentiment tardif lorsque le Tasse, qu’elle avait connu à la cour d’Alphonse, vint la rejoindre à Pesaro.

Il y était appelé par François-Marie, jaloux de retrouver un ami dans l’auteur déjà illustre de l’Aminta et d’assister à ses côtés à une nouvelle représentation de cette pièce qu’on avait jouée une première fois au palais de Ferrare avec un immense succès. L’accueil qu’elle reçut à Pesaro fut plus brillant encore; seulement elle ne parut pas sur le théâtre. Le Tasse la lut en présence du vieux duc et de toute la cour; puis il en fit une seconde lecture au prince et à la princesse, qui, après avoir mêlé leurs applaudissemens à ceux de la foule, s’étaient réservé le plaisir d’entendre l’Aminta sans entourage d’étiquette et sans distraction. Dans la disposition d’esprit où se trouvait alors Lucrèce, il était difficile que cette séduisante poésie ne lui inspirât qu’une admiration stérile et que le poète lui-même n’eût point quelque part à ses