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sous mes auspices, dans une entreprise dont il pouvait se dégoûter… Enfin il s’agissait du salut du roi, de la reine, de la France ; en voilà, je crois plus qu’il n’en fallait pour frapper d’anxiété l’homme le plus présomptueux, et la présomption n’entre pas dans mon caractère… Mirabeau, tout en sonnant l’alarme pour l’avenir, se bornait à donner des notes sur les hommes et les questions sur lesquelles on l’interrogeait : il aurait voulu diriger les Tuileries d’après le système qu’il avait combiné, et les Tuileries lui demandaient des conseils qu’ordinairement on ne suivait pas. Sur tout cela, il avait fini presque par prendre son parti, et, s’il éprouvait de la contrariété de n’être pas mieux écouté ; il s’en consolait par les avantages qu’il retirait de ses mystérieux rapports[1]. Je n’entends cependant nullement faire croire que, retranché dans ses jouissances personnelles, il était indifférent à ce qui se passait autour de lui : son insouciance n’était qu’apparente. Les notes qu’il adressait à la cour prouveront suffisamment qu’il ne s’aveuglait pas sur les dangers du moment. J’étais témoin de ses gémissemens sur l’inaction de la cour, qui lui inspirait les plus sinistres prédictions. Il entrevoyait la fin malheureuse qui ; menaçait le roi et la reine, et c’était alors plus que jamais qu’il me répétait sa terrible phrase : — Vous le verrez, la populace battra leurs cadavres[2] ! »

Mirabeau nous apparaît là tel qu’il était entre les mains de M. de La Marck, tour à tour enthousiaste ou insouciant, nature pleine de hauts et de bas, pétrie de contrastes, comme l’est en général la nature humaine, qui n’est pas dans les grands hommes meilleure ou pire que dans les autres hommes, qui est seulement plus visible et plus remarquée à cause de la taille des hommes. Ajoutez que ces contrastes de bien et de mal, qui sont la condition de l’humanité, n’avaient pas pu s’effacer dans Mirabeau par l’influence d’une vie calme et réglée. Sa vie aventureuse avait ajouté aux inégalités de son caractère par l’effet même des vicissitudes du sort ; il était à la fois, comme le dit M. de La Marck dans une lettre au comte de Mercy-Argenteau, « bien grand et bien petit, souvent au-dessus et quelquefois fort au-dessous des autres, » accessible au plaisir de gagner beaucoup d’argent pour en beaucoup dépenser, accessible aussi à la pitié et à l’émotion, prompt aux bons sentimens comme aux mauvais, d’une admirable sagacité dans les affaires politiques ; capable dans un mouvement de dépit d’oublier toutes ses prévisions et toutes ses convictions, capable de faire le contraire de

  1. Voyez ce passage d’un de ses billets au comte de La Marck : « J’avoue que je ne sais pas trop, mon cher comte, pourquoi j’envoie des notes ; mais enfin, vaille que vaille, en voici encore une. Ces pièces de comparaison avec les chefs d’œuvre de Bergasse… sont une manière d’étude qui n’est pas plus ennuyeuse que la prison, et qui est plus utile qu’un conte de fée. » 23 octobre 1790, p. t. II, p. 256.
  2. T. Ier, p. 198.