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fourmis s’empressant autour d’un fétu de paille. Ce fétu, les fourmis amboinaises le tournent et le retournent à leur gré, lui font franchir les torrens, descendre les collines, gravir les rochers, raser les précipices; elles le transporteraient au besoin à la cime d’un cocotier. En tète de la colonne, un des chefs de la police indigène livrait à la brise les plis du drapeau hollandais. Près de lui, le tam-tam et le gong marquaient la cadence d’un chant improvisé, que psalmodiait d’une voix sonore notre porte-étendard et que toute la bande répétait en chœur : « Que les étrangers soient les bienvenus! disait la chanson malaise. Nous avons beaucoup vu de ces pâles visages. Les Portugais sont venus les premiers, mais ils ont été chassés par les Hollandais. Les Anglais se sont montrés à leur tour sur les rivages d’Amboine. Nous n’avons jamais connu les Français pour maîtres... Les meilleurs maîtres sont les Hollandais, nos bons pères les Hollandais! Bale ! balé ! yan ! Balé ! balé ! batoutan ! » Et à ce dernier cri la chaise volait, comme si elle eût été enlevée par six vigoureux chevaux de poste. Nous avions ainsi dépassé le quartier chinois, franchi le ruisseau qui traverse Batou-Gadja, cette fraîche et délicieuse résidence du gouverneur; notre immense cortège serpentait déjà sur le flanc de la montagne. Pareille à je ne sais quelle diablerie fantastique, cette bruyante caravane s’étendait à perte de vue, s’amoindrissant peu à peu dans le lointain et finissant par disparaître au milieu des hautes herbes qui nous montaient jusqu’à mi-corps. En moins d’une heure, nous avions atteint le but de notre excursion, et nous pénétrions, à la clarté des torches, jusqu’au fond d’un long souterrain volcanique dont les parois ont laissé suinter quelques infiltrations calcaires. A l’entrée de cette sombre caverne, devant le fronton couronné de fougères gigantesques, une élégante colonnade d’arbres au stipe élancé élevait, comme les piliers d’un portique athénien, ses faisceaux de palmes et ses chapiteaux de verdure; mais un spectacle plus saisissant encore nous était réservé par nos guides. Non loin de la grotte que nous venions de quitter, le ruisseau de Batou-Gadja nous apparut soudain, descendant du sommet de la montagne, bondissant au milieu des rochers de basalte, se frayant un passage à travers les lianes qui embarrassaient son cours. Un large plateau poli par le frottement de l’onde recevait la cascade un instant apaisée. La nappe d’eau transparente s’écoulait alors sans écume et sans bruit et s’approchait par une pente insensible de l’abîme. Arrivée sur le bord du gouffre, elle écartait d’un dernier effort les branches vagabondes qui lui faisaient obstacle, et, plongeant d’un seul bond dans le vide, s’élançait impatiente vers le calme bassin qui devait l’engloutir dans ses profondeurs.

Il était dix heures quand nous rentrâmes à bord de la corvette, éblouis, étourdis de tant de merveilles. C’était assez d’émotions pour