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de l’homme avec les choses, sont brisés ou faussés. Chacun de nous vit en dehors des autres hommes, isolément; il est séparé d’eux d’opinions, de croyances; ses vertus sont tout individuelles, particulières, et il n’y a pas jusqu’à la chose la plus générale et la plus commune aux individus, le vice, qui ne devienne tout-à-fait particulière, bizarre, et qui ne témoigne d’un développement complètement égoïste, tout personnel, d’une vie morale isolée. La chaîne sensible des coutumes et des traditions ne forme plus les relations de la vie sociale; la chaîne invisible des croyances ne relie plus les consciences. Chacun vit en lui-même et pour lui-même, et cherche la paix dans son for intérieur, où il ne rencontre qu’inquiétude, activité maladive. Ainsi, non-seulement l’individu n’a avec ses semblables aucune vraie relation, mais encore il n’en a aucune avec lui-même et ne peut se mettre d’accord avec ses propres pensées. Arsenal et magasin de doutes contradictoires qui se disputent sans se réfuter et se combattent sans se vaincre, son ame est en proie à des conflits sans solution. Il cache sa pensée véritable, sachant bien qu’elle ne lui procurerait qu’infortunes, et craint de la produire, et ses semblables, d’accord en cela avec lui, redoutent qu’elle ne se manifeste au grand jour. Nous en sommes venus à ce point que nous demandons aux hommes d’avoir avec nous les relations les moins sincères, de crainte que leur sincérité ne soit une injure pour nous, et que celui qui oserait dire hautement ce qu’il pense à chacun de ceux qu’il rencontre passerait pour un diffamateur universel. Descendez toute la chaîne des relations humaines, depuis les plus hautes de toutes, celles de la famille, jusqu’aux plus ordinaires et aux moindres, le simple échange des politesses, — et dites si tous nous ne sommes pas remplis de timidité et d’une réserve qui peut s’appeler tour à tour habileté et lâcheté. Quel est celui qui oserait approuver un autre homme ou le contredire? Nous cherchons, non pas à porter de la tolérance et de la charité dans les relations mutuelles de la vie, mais à ne point troubler notre tranquillité; notre indulgence n’est pas de l’indulgence, c’est de la frayeur. Mais, ô trop juste châtiment de notre égoïsme! notre indulgence ne nous protège point, et il suffit du premier charlatan et du premier sot venu qui oseront parler haut et mentir à la face du ciel pour nous faire perdre le fruit de toute une vie de diplomatique mutisme et de sympathies mensongères. Depuis que l’homme a peur de ses semblables, c’est-à-dire depuis quelque cinquante ans, les sots et les faquins se sont impudemment arrogé le haut du pavé. Personne ne sait plus faire sentir à un sot ou à un méchant qu’il empiète sur les droits d’autrui en sortant de la réserve et de la modestie auxquelles la nature l’avait destiné, et c’est là, par parenthèse, sans qu’il y paraisse, une des causes de l’état désastreux dans lequel nous sommes. Ainsi cette absence d’un principe moral intérieur