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depuis cinquante ans, la France est bien changée, qu’elle s’est habituée aux douceurs de la paix intérieure, aux avantages d’une administration régulière, qu’il lui devient presque impossible de se passer d’un gouvernement observateur des lois, protecteur des intérêts, qu’elle aime l’ordre, surtout lorsqu’elle craint de le perdre, et que, dès qu’il est menacé, elle se porte instinctivement du côté de ses défenseurs. Nous reconnaissons que l’armée, qui avait cessé d’exister après 89, et dont les débris épars et insubordonnés n’étaient plus d’aucun secours à la société, est aujourd’hui nombreuse, aguerrie, disciplinée, dévouée à ses devoirs et décidée à repousser toute invasion de nos ennemis, aussi bien du dedans que du dehors. Tout cela est vrai : ce sont là de solides garanties, de puissantes sauvegardes; mais n’est-il pas vrai aussi que l’indifférence en matière politique, l’amour du bien-être à tout prix, l’égoïste laisser-aller qu’engendre le scepticisme, ont fait de tristes et de sérieux progrès? Si les révolutionnaires d’aujourd’hui ont encore plus d’audace en paroles que n’en avaient en action ceux d’il y a soixante ans, quel parti tirons-nous des avertissemens qu’ils nous donnent? Que fait pour se défendre cette société qu’ils ont condamnée à mort? Elle s’endort au bruit de leurs menaces, elle se blase de leur cynisme. A force d’avoir eu peur, tout le monde se rassure. L’idée s’établit qu’après tout on peut, tant bien que mal, vivre en révolution, que c’est une façon d’être comme une autre; peu à peu on s’habitue, on prend goût au provisoire, on se contente de l’a peu près, on se confie au hasard, on s’accoutume à accepter le mal, à ne craindre que le pire, à n’avoir plus qu’un seul désir sérieux, qu’un seul besoin réel : le besoin de s’étourdir, le désir de se distraire.

Devant ces désolans symptômes, comment ne pas se demander si, même aujourd’hui, même après février, nous saurons lire dans ce livre et comprendre ses enseignemens? Dieu veuille nous ouvrir les yeux! Dieu veuille que nous soyons moins sourds à cette voix de l’histoire qu’au bruit des armes qu’on forge contre nous! Nous avertir, nous donner l’éveil, c’est le seul but que poursuive l’auteur pour prix de ses laborieux efforts : espérons qu’il l’atteindra. Puisse-t-il surtout, en achevant de peindre ces partis qui s’entre-déchirent au profit de leurs ennemis communs, nous apprendre à rester unis! Le vrai, nous dirions presque le seul danger qui menace la société, ce sont les divisions des amis de l’ordre. Toutes ces faiblesses, toutes ces molles tendances qui nous effraient, nous ne les redoutons plus, si une fois nous sommes assez sages pour ajourner à l’approche du péril nos querelles et nos rivalités. Point de découragement, point de sommeil, et surtout point de divisions : le salut est à ce prix.


L. VITET.