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son absence, Nino et Giovannina se marièrent. L’épousée dans ses atours était si belle que les bonnes gens restaient comme en extase sur son passage. Sir John assista au dîner, but à la santé des époux et leur fit un cadeau ; après quoi il quitta Naples pour aller chercher des rhumes et des infirmités dans le pays des brouillards. Ciccio, alléché par les brillantes affaires de l’établissement de la Conciaria, par l’argent qu’on y gagnait et les vastes plats de macaroni qu’on y vidait, vint de lui-même se prosterner devant Bérénice et implorer sa grâce. Il se maria et reçut tant de soufflets qu’il se corrigea, sinon de la fourberie, au moins de son humeur inconstante et vagabonde ; il ne quitta plus la maison et devint un mari docile et fidèle.

La prédiction de la tireuse de cartes ne se trouva pas accomplie à la rigueur, puisque l’enfant de Bérénice ne vint pas au monde dans la solitude et l’abandon, et que sa naissance fut, au contraire, célébrée par des cris d’allégresse et des festins homériques ; mais la foi de la jeune mère et son respect pour la cartomancie n’en souffrirent aucune atteinte. Bérénice, animée par l’exemple de son amie, devint bientôt une blanchisseuse preste et soigneuse. Les deux ménages vécurent en parfaite intelligence, grâce à l’accord des deux femmes et à la méthode qu’elles avaient apprise du roi des bâtons. Tandis que ces dames travaillaient sans relâche, leurs époux jouaient ensemble à la bazzica, se trichaient aux cartes réciproquement, et mangeaient du matin au soir. Il n’y a point de place pour des cavaliers servans ou des sigisbés autour des femmes laborieuses ; quand les deux maris s’avisèrent de se déranger ou de faire les jaloux, ils furent menés le bâton haut et ne recommencèrent plus. Au bout de trois ans, il y avait déjà six enfans dans la maison, tous beaux, joufflus et vivaces. Les filles seront habituées de bonne heure au travail, et les garçons promettent d’être voleurs et paresseux comme leurs pères.

Peut-être encore aujourd’hui, lorsque Ciccio, le chapeau de soie sur la tête, les mains dans ses poches, se promène en manches de chemise, d’un air indolent, devant les boutiques d’orfèvrerie de Tolède, les guides et domestiques de place le montrent aux étrangers en leur disant avec mystère : — Observez cet homme terrible, excellence ; c’est un ancien lazzarone qui a fait fortune. Il a vécu de châtaignes, bu de l’eau des montagnes et couché dans les bois pour avoir assassiné ses rivaux en amour. — Mais la vérité est que Ciccio ne fit et ne fera jamais de mal à personne.


Paul de Musset.