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car, à l’exception de la Farce de Pathelin, sur la limite extrême du moyen-âge, et du Menteur au XVIIe siècle, on ne trouve avant lui que d’informes essais, où figurent, pour tous personnages, des vieillards imbéciles, de jeunes débauchés, des femmes de toutes les espèces, excepté, comme le dit Suard, de l’espèce honnête, et des intrigues uniquement défrayées par deux ou trois déguisemens, trois ou quatre surprises et autant de reconnaissances. Molière arrive ; d’un coup il fait oublier tous ceux qui l’ont précédé, et, en emportant dans la tombe sa puissance d’observation, sa verve et son style inimitable, il efface tous ceux qui l’ont suivi. Il aura des imitateurs souvent heureux, il n’aura plus de rivaux. Regnard, Le Sage, Piron, Gresset dans le Méchant, Sedaine dans le Philosophe sans le savoir, rencontreront encore une haute inspiration, mais ils resteront tous éloignés du maître de la distance qui sépare le talent du génie. Certes, ce serait une belle étude littéraire que celle qui embrasserait depuis les premiers temps jusqu’à nos jours l’histoire de l’art dramatique en France, et quand on parle de Molière, il est difficile de ne point songer à cette œuvre. Ce que nous ont appris M. Sainte-Beuve sur le XVIe siècle et Molière, M. Magnin sur le moyen-âge, ne fait que rendre plus attrayantes encore les époques qui sont restées dans l’ombre. Que de changemens en effet sur cette scène du théâtre, mobile et variée comme celle du monde, depuis le jour où Rome victorieuse nous donne ses mœurs et ses plaisirs ! Chez nous, comme chez les Grecs, l’art dramatique à l’origine est un enseignement religieux, et le drame embrasse la création tout entière. Exclusivement guidé par la foi qui l’inspire, il marche au hasard à travers l’infini ; il offre aux populations croyantes le tableau des grandes scènes de la tradition religieuse, le monde du passé et le monde de l’avenir, le paradis des premiers jours où elles retrouvent leurs premiers parens, l’enfer et le paradis de la vie future où elles trouveront le Dieu qui punit et qui récompense. La foule alors regardait avec les yeux de la foi, et la puissance du drame sacré n’était pas un triomphe de l’art, mais un miracle de la croyance. Quand le mysticisme a replié ses ailes, le drame redescend sur la terre, et semble de nouveau se convertir au paganisme. Il demande des modèles à l’Italie, et non-seulement à l’Italie de Plaute, de Sénèque et de Térence, mais à l’Italie toujours païenne de Boccace, de Pogge, de Machiavel et de Bibbiena. Dans cette grande époque du scepticisme et de l’érudition, il est érudit et railleur, sans idéal, sans originalité, et toujours effacé par ceux qu’il reproduit et qu’il imite. Au XVIe siècle, il imite encore ; mais, original et créateur à la fois, il s’ouvre à tous les grands sentimens, il est romain, grec, chrétien, profondément vrai, profondément humain, et c’est là ce qui fait sa grandeur. Transformé, au XVIIIe siècle, en organe de la prédication philosophique, il travaille à démolir ce vieux monde qui doit s’abîmer bientôt dans un immense naufrage ; ce n’est plus le cœur, la passion qui l’inspirent : c’est l’esprit, et son défaut, c’est l’excès de cet esprit même. Dans les jours troublés de la révolution, il est orageux comme une émeute, désordonné comme un discours de la convention, et presque toujours faux, parce qu’il exagère dans la politique comme dans le sentiment. Méthodique et régulier sous l’empire, il emprunte ses règles au classicisme ; enfin, depuis vingt-cinq ans, il a tenté tous les systèmes, il a été tout à la fois religieux, chevaleresque, classique, parce