Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/1130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sinon l’expression complète, du moins l’expression très satisfaisante du génie prédestiné à qui nous devons les loges et les chambres du Vatican. Depuis la Vierge dite Jardinière jusqu’à la grande Sainte Famille achetée par François Ier deux ans avant la mort de l’artiste, depuis la Vierge au voile jusqu’à Saint Michel terrassant Satan, nous avons certes bien de quoi donner un avant-goût très alléchant du peintre d’Urbin. J’ai donc lieu de penser que M. Ingres, même avant de quitter la France, savait à quoi s’en tenir sur l’insuffisance de son maître, et cette conjecture n’a rien de hasardé, car le tableau même qui lui a valu le grand prix de Rome est déjà une première infidélité aux leçons de David. Malgré sa ferme résolution d’accepter et d’appliquer les conseils du maître, il est évident que le jeune élève obéit à son insu à d’autres inspirations. Les lignes sculpturales ne le contentent pas, et il cherche autre chose. Ce tableau, placé aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts de Paris, suffit pour établir l’exactitude de mon affirmation.

M. Ingres a passé vingt-cinq ans en Italie ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait cherché dans l’Italie seule le guide unique de toute sa vie. Comme, dans ce long espace de temps, il n’a donné à Florence qu’une attention de quatre années, il est tout simple qu’il ait vu dans l’école romaine le dernier mot de l’art italien. La surprise n’est pas permise ; ce qui est arrivé ne pouvait manquer d’arriver. Le couvent de Saint-Marc, l’église de Santa-Croce, nous offrent sans doute des œuvres pleines de charme et de puissance ; mais, pour apprécier le mérite de ces œuvres, il faut les aborder avec un esprit désintéressé, et quand l’imagination est déjà prévenue par le spectacle de Rome, on est très facilement disposé à condamner le couvent de Saint-Marc au nom du Vatican. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que je veuille mettre fra Giovanni sur la même ligne que Raphaël, je sais depuis long-temps ce que vaut un tel blasphème. Cependant, tout en tenant compte de l’infériorité de fra Angelico sous le rapport scientifique, infériorité depuis long-temps démontrée, que les aveugles seuls peuvent nier, il ne serait pas impossible d’emprunter au cloître et au réfectoire de Saint-Marc de quoi compléter l’enseignement que nous offre Raphaël. L’esprit de M. Ingres ne se prêtait pas à cette large impartialité. Raphaël l’avait séduit, enivré ; il avait pris possession de son ame tout entière, et nul maître désormais ne devait agir sur lui. Je ne parle pas de la sacristie de Santa-Croce ni de la crypte de San-Miniato ; car les fresques de Cimabue, malgré leur fière tournure, ont quelque chose de trop barbare pour attirer les amis de l’art savant et sévère. Je comprends sans peine que M. Ingres ait répudié Cimabue, comme un bégaiement qui n’a rien à démêler avec la parole articulée ; mais je ne lui pardonne pas d’avoir proscrit sans pitié Giotto et fra Angelico. Il y