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ne perdrait rien dans cette transformation. Or il n’y a pas une œuvre de Raphaël, de Léonard de Vinci, de Corrége, de Titien, de Rubens ou de Rembrandt, qui puisse impunément quitter la toile pour le marbre, et c’est là, selon moi, une épreuve décisive. Oui, je reconnais volontiers tous les mérites qui recommandent le Léonidas de David ; je rends pleine justice au savoir qui éclate dans toutes les figures ; j’admire l’harmonie linéaire qui relie tous les personnages, et cependant je ne puis consentir à voir dans cette œuvre un tableau conçu d’après les données de la peinture, car je n’admettrai jamais qu’un tableau puisse passer de la toile au marbre sans rien perdre de sa valeur, et malheureusement le Léonidas de David se trouve placé dans cette condition. Je sais toutes les objections qui peuvent être produites contre mon assertion. Je n’ignore pas que les portes du Baptistère de Florence relèvent de la peinture aussi bien que de la statuaire, je n’ignore pas que le Diogène de Puget est composé comme un tableau ; mais ces objections n’affaiblissent en rien l’évidence et la valeur de ma pensée. Si Ghiberti et Puget nous charment et nous éblouissent, ce n’est pas parce qu’ils se sont trompés, mais quoiqu’ils se soient trompés. Il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour méconnaître la vérité de mon affirmation. Si les portes du Baptistère, si le Diogène nous étonnent et nous ravissent, ce n’est pas parce que Ghiberti et Puget ont violé les lois de leur art, mais bien parce que, tout en les violant, ils ont su garder une énergie, un accent de vérité qui impose silence à toutes les récriminations. Si David, en composant ses Sabines et son Léonidas, a trouvé moyen de nous émouvoir, ce n’est pas parce qu’il a violé les lois de la peinture, c’est parce que, tout en les violant, il a trouvé moyen de demeurer fidèle à la vérité, à la pureté de la forme, à l’harmonie linéaire. Or ces qualités exprimées par le marbre ou par la couleur ne manquent jamais de nous charmer, et je comprends très bien que la foule ait salué de ses applaudissemens les Sabines et le Léonidas.

Quant aux esprits préparés à l’analyse de ces œuvres par la méditation, par la comparaison des œuvres de toutes les époques, ils doivent naturellement se montrer plus sévères, et je n’ai pas de peine à comprendre que M. Ingres ait senti tout ceci qui manquait à David. M. Ingres, en effet, professe le culte de la forme, mais il n’ignore pas que la forme modelée par l’ébauchoir et la forme modelée par le pinceau sont soumises à des conditions diverses ; il n’ignore pas que peindre et sculpter sont des tâches profondément distinctes. Il ne pouvait donc accepter l’enseignement de David comme le dernier mot de la peinture, sans se méprendre sur le but spécial assigné à chacun de ces deux arts. Il faudrait ne les avoir pas étudiés pour ne pas deviner, pour ne pas voir, pour ne pas affirmer où la peinture commence, où elle finit. M. Ingres a donc accepté l’enseignement de David comme un point de départ, tout en se