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La réalité est complexe, mêlée de bien et de mal, à la fois admirable et critiquable, digne d’amour et de haine. Au contraire, ce qui enlève les hommages de l’humanité est simple, sans tache, tout admirable. Le critique exclusivement préoccupé de la vérité, rassuré d’ailleurs sur les conséquences, puisqu’il sait que ses résultats ne pénètrent pas dans les régions où les illusions sont nécessaires, a pour mission de réparer ces contre-sens dont l’humanité ne s’inquiète guère. Il ne s’exagère pas l’importance de cette mission. Qu’importe en effet que l’humanité commette dans son admiration des erreurs historiques, qu’elle fasse plus beaux et plus purs qu’ils n’étaient en réalité les hommes qu’elle a adoptés ? Son hommage n’en est pas moins méritoire, puisqu’il s’adresse à la beauté qu’elle leur suppose et qu’elle a mise en eux. Au point de vue de la vérité historique, le savant seul a le droit d’admirer ; mais, au point de vue de la morale, l’idéal appartient à tous. Les sentimens ont leur valeur indépendamment de la réalité de l’objet qui les excite, et on peut douter que l’humanité partage jamais les scrupules de l’érudit qui ne veut admirer qu’à coup sûr.

Après avoir fait la part du limon terrestre dans l’œuvre du fondateur de l’islamisme, je dois montrer maintenant en quoi cette œuvre était sainte et légitime, c’est-à-dire en quoi elle correspondait aux instincts les plus profonds de la nature humaine, et, en particulier, aux besoins de l’Arabie au viie siècle.

L’islamisme apparaissait jusqu’ici dans l’histoire comme une tentative parfaitement originale et sans antécédens. C’était presque une formule obligée de présenter Mahomet comme le fondateur de la civilisation, du monothéisme, et même (cette grave erreur a été indéfiniment répétée) de la littérature des Arabes. Or, bien loin de commencer à Mahomet, on peut dire que le génie arabe trouve en lui sa dernière expression. Je ne sais s’il y a dans toute l’histoire de la civilisation un tableau plus gracieux, plus aimable, plus animé que celui de la vie arabe avant l’islamisme telle qu’elle nous apparaît dans les Moallakat et surtout dans ce type admirable d’Antar : liberté illimitée de l’individu, absence complète de loi et de pouvoir, sentiment exalté de l’honneur, vie nomade et chevaleresque, humeur, gaieté, malice, poésie légère et indévote, raffinement d’amour. Or, cette fleur de délicatesse de la vie arabe finit précisément à l’avénement de l’islamisme. Les derniers poètes de la grande école disparaissent en faisant à la religion naissante la plus vive opposition. Vingt ans après Mahomet, l’Arabie est humiliée, dépassée par les provinces conquises. Cent ans après, le génie arabe est complétement effacé ; la Perse triomphe par l’avénement des Abbassides ; l’Arabie disparaît pour toujours de la scène du monde, et pendant que sa langue et sa religion vont porter la civilisation depuis la Malaisie jusqu’au Maroc, de Tombouctou à Samarkand, oubliée, refoulée dans ses déserts, elle reprend sa vie comme au temps d’Ismaël.