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sabéens ! » La fière tribu des Thakif imagina un singulier accommodement pour sauver la honte de sa conversion : ils consentirent à se soumettre à la foi nouvelle à la condition qu’ils conserveraient encore pendant trois ans leur idole Lât. Cette condition ayant été rejetée, ils demandèrent à garder Lât pendant un an, pendant six mois, pendant un mois. Leur fierté voulait une concession ; ils se rabattirent enfin à demander l’exemption de la prière. La conversion des Témimites n’est pas moins curieuse. Leurs ambassadeurs se présentèrent fièrement, et, s’approchant des appartemens du prophète et de ses femmes : « Sors, Mahomet, lui crièrent-ils ; nous venons te proposer une lutte de gloire[1] : nous amenons notre poète et notre orateur. » Mahomet sortit, et l’on prit place autour des jouteurs. L’orateur Otarid et le poète Zibrican exaltèrent, l’un en prose rimée, l’autre en vers, les avantages de leur tribu. Cays et Hassan, fils de Thabet, répondirent par des pièces improvisées sur le même mètre et avec la même rime, et établirent avec tant d’énergie la supériorité des musulmans, que les Témimites s’avouèrent vaincus. « Mahomet est vraiment un homme favorisé du ciel, se dirent-ils ; son orateur et son poète ont vaincu les nôtres. » Et ils se firent musulmans.

Toutes les conversions étaient de ce genre. On faisait ses conditions ; on prenait et on laissait. Le vieil Amir, fils de Tofayl, étant venu trouver Mahomet : « Si j’embrasse l’islamisme, lui dit-il, quel sera mon rang ? — Celui des autres musulmans, répondit Mahomet ; tu auras les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous. — Cette égalité ne me suffit point. Déclare-moi ton successeur dans le commandement de la nation, et j’adhère à tes croyances. — Il ne m’appartient pas de disposer du commandement après moi ; Dieu le donnera au personnage qu’il lui plaira de choisir. — Eh bien ! partageons maintenant le pouvoir : règne sur les villes, sur les Arabes à demeures fixes, et moi sur les Bédouins. » Mahomet n’ayant pas voulu consentir à ces conditions, Amir renonça à se faire musulman.

C’est surtout après la mort de Mahomet que l’on put voir l’extrême faiblesse de la conviction qui avait groupé autour de lui les différentes tribus arabes : ce fut une apostasie en masse. Les uns disaient que, si Mahomet eût été réellement envoyé de Dieu, il ne serait pas mort ; d’autres prétendaient que sa religion ne devait durer que pendant sa vie. À peine la nouvelle de sa maladie se fut-elle répandue, qu’il apparut dans toute l’Arabie une nuée de prophètes ; chaque tribu voulut avoir le sien, comme les Koreischites : l’exemple avait été contagieux.

  1. On appelait lutte de gloire, ou moufâkhara, des tournois poétiques où chaque tribu se faisait représenter par un poète chargé de faire valoir ses titres à la prééminence. La victoire restait à la tribu dont le poète avait trouvé les expressions les plus fortes et les plus heureuses.