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donnant, avant la bataille, un sauf-conduit signé de sa main et adressé au trésorier du paradis pour que celui-ci les y admît d’emblée et sans interrogatoire préalable ? Tous les fondateurs des khouan, ou ordres religieux d’Algérie[1], réunissent le double caractère d’ascètes et d’audacieux charlatans. Sidi-Aïssa, le plus étrange de ces modernes prophètes, Sidi-Aïssa, dont la légende a presque atteint les proportions de celle de Mahomet, n’était qu’un jongleur et un montreur de bêtes qui sut habilement exploiter son métier, et aucun de ceux qui ont voyagé en Algérie ne croira que les Aïssaoua soient dupes de leurs propres prestiges.

Certes, il serait de mauvais goût de comparer Mahomet à ces imposteurs de bas étage. Il faut pourtant avouer que, si la première condition du prophète est de se faire illusion à lui-même, Mahomet ne mérite pas ce titre. Toute sa vie révèle une réflexion, une combinaison, une politique, qui ne rentrent guère dans le caractère d’un enthousiaste obsédé de ses visions divines. Jamais tête ne fut plus lucide que la sienne ; jamais homme ne posséda mieux sa pensée. Ce serait poser la question d’une manière étroite et superficielle que de se demander si Mahomet croyait à sa propre mission ; car, en un sens, la foi seule est capable de soutenir l’homme dans la lutte pour l’idée morale qu’il a embrassée, et, d’un autre côté, il est absolument impossible d’admettre qu’un homme d’une conscience aussi claire crût avoir entre les deux épaules le sceau de prophétie et tenir de l’ange Gabriel l’inspiration qu’il recevait de ses passions et de ses desseins prémédités. M. Weil et M. Washington Irving supposent, non sans vraisemblance, que dans la première phase de sa vie prophétique un enthousiasme vraiment saint soulevait sa poitrine et que la période réfléchie ne vint qu’ensuite, lorsque la lutte et le sentiment des difficultés à vaincre eurent terni la délicatesse première de son inspiration. Les dernières surates du Coran, si resplendissantes de poésie, seraient l’expression de sa conviction naïve, tandis que les premières surates, pleines de politique, chargées de disputes, de contradictions, d’injures, seraient l’œuvre de son âge pratique et réfléchi. On ne peut nier que les premières apparitions de son génie prophétique ne soient empreintes d’un grand caractère de sainteté. On le voyait seul en prière dans les vallées désertes des environs de la Mecque. Ali, fils d’Abou-Talib, à l’insu de son père et de ses oncles, l’accompagnait quelquefois et priait avec lui, imitant ses mouvemens et ses attitudes. Un jour, Abou-Talib les surprit dans cette occupation. « Que faites-vous, leur dit-il, et quelle religion suivez-vous donc ? — La religion de Dieu, de ses anges, de ses prophètes, répondit Mahomet, la religion d’Abraham. » Qu’il est grand aussi dans les premières épreuves de son apostolat ! Un soir, après avoir passé le jour à

  1. Voir le curieux ouvrage du capitaine De Neveu sur ce sujet, Paris, 1846.