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ramasser; mais les étoffes étaient disputées avec acharnement, et, pour s’en emparer, il fallait livrer bataille. Cette multitude sans vêtemens émettait un effluvium qui ne peut être comparé qu’à l’atmosphère fétide d’un navire chargé de nègres, et de ces masses oscillantes s’élevait une vapeur pareille aux miasmes que répand un marais, car tous ces Africains étaient littéralement baignés de sueur.

« Vers deux heures, la plus grande partie des cauris et des étoffes ayant été jetée à la foule, le roi se retira, laissant à sa cour le soin de distribuer le reste. Plût à Dieu qu’il me fût possible de terminer là mon récit!... Durant l’absence du roi, un silence de mort régna parmi cette foule naguère si bruyante. Quand par hasard ce silence était interrompu, les eunuques l’imposaient de nouveau en agitant leurs sonnettes, qui semblaient tinter le glas funèbre de onze victimes humaines. Ces malheureux, liés dans leurs paniers, soutenaient les regards de leurs bourreaux avec une fermeté étonnante. Pas un soupir ne s’échappait de leur sein. Dans tout le cours de ma vie, je n’ai jamais vu tant de sang-froid en face de la mort. Ce calme ne me paraissait pas pouvoir être véritable; mais je fus bientôt convaincu par une preuve terrible qu’il n’était pas affecté. Dix de ces victimes humaines, offertes à la férocité d’une foule sanguinaire, étaient sous la garde de soldats, ainsi qu’un alligator et un chat destinés au même sort. Les quatre autres malheureux étaient gardés par les amazones. Le roi reparut, et, nous ayant fait signe de le suivre à l’une des extrémités de la plate-forme, il nous demanda si nous voulions assister au sacrifice. Nous refusâmes avec horreur en suppliant qu’on nous permît de sauver quelques-uns de ces pauvres gens. Nous obtînmes la grâce de trois d’entre eux au prix d’une rançon de cent dollars par tête, et ils furent immédiatement délivrés de leurs liens, mais on les contraignit à rester spectateurs de l’horrible tragédie dont leurs compatriotes allaient être victimes.

« Juste au-dessous du rideau d’acacias dont j’ai parlé se tenaient sept ou huit misérables à physionomie patibulaire, armés les uns de bâtons, les autres de cimeterres, et qui, tordant leurs visages par d’horribles grimaces, semblaient aiguiser d’avance leurs dents comme des loups altérés de carnage. A notre approche, la foule poussa d’affreux hurlemens, criant au roi : « Donnez-nous à manger, car nous avons faim. » C’est en une circonstance semblable qu’Achardi, le chef de Jena, dont nous avons parlé, fut saisi au moment où, le corps penché en avant, il regardait la foule agitée sous ses pieds. On le jeta à bas de la plate-forme, et il fut massacré en un clin d’œil. Dégoûtés de ce spectacle au-delà de toute expression, nous retournâmes à nos places; mais au même instant une acclamation formidable s’éleva du sein de la foule. Les gardes venaient de montrer au peuple les victimes dévouées à sa rage sanguinaire, et le peuple reconnaissait par ces cris la munificence de son souverain. Le silence se rétablit ensuite, et le roi fit une harangue où il dit qu’à l’exemple de son père et de son grand-père il donnait à ses soldats un certain nombre de ses prisonniers. Ces malheureux étaient des Attahpahms : on fit l’appel de leurs noms, et celui qui se trouvait le plus près avant été dépouillé de ses vêtemens, le fond du panier dans lequel il était couché fut placé sur la balustrade. Le roi souleva ensuite ce panier d’un côté et précipita le malheureux qui s’y trouvait. Une chute de douze pieds l’étourdit sans doute, et, avant qu’il eût repris ses sens, sa tête était tranchée et son corps jeté à la multitude.