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n’existe dans aucun code de l’esclavage et qui dérive d’une loi dite de coartacion, celui de s’affranchir par degrés, par l’acquittement de petites sommes, de telle sorte que l’impossibilité de réunir le prix total de son affranchissement ne puisse le rejeter dans l’indolence et la paresse. L’esclave coartado peut habiter hors de la maison de son maître et régler sa vie comme il l’entend. Un des détails singuliers de ce régime tempéré par une certaine douceur pratique, c’est que l’esclave, eût-il volé pour payer son affranchissement, la liberté ne lui est pas moins acquise, comme si le larcin s’épurait en quelque sorte par le résultat. Mais, qu’on le remarque, c’est à titre de race inférieure et dégradée que cette protection s’exerce sur l’esclave : ce n’est nullement à un titre d’égalité humaine. Le sentiment de la supériorité du blanc garde toute sa puissance dans les mœurs vis-à-vis du noir, fût-il arrivé à la liberté, et ce sentiment s’étend jusqu’à l’homme de couleur, au mulâtre lui-même. La démarcation entre les classes et les couleurs est partout vivante dans les usages, dans les coutumes. Les faiblesses du cœur ou des sens pour quelque être de cette race malheureuse, toutes nombreuses qu’elles soient, ne s’avouent pas. Le mulâtre pas plus que le noir libre n’est admis à la société du blanc et ne fréquente les mêmes lieux de réunion. Souvent les relations nouées en Europe sous l’influence de nos habitudes cessent au-delà des mers. Nous lisons dans la biographie d’un poète mulâtre, qui a été l’ame d’une conspiration à Cuba, ces mots singuliers et significatifs : « Qu’avait-il à envier ?… Par une considération spéciale pour son talent, l’entrée des théâtres et des cafés lui était permise ; il mangeait à la table des blancs et assistait aux réunions les plus choisies de la Havane et de Matanzas… » Cette considération spéciale, c’est là justement l’indice et la mesure de l’exclusion sociale dont nous parlions, vivement ressentie surtout par les hommes de couleur chez lesquels l’intelligence est en progrès constant aujourd’hui. Les mœurs de l’Amérique du Nord sont empreintes de la même inégalité. Il y a quelques années, un honnête pasteur d’Utica causait un soulèvement par la consécration du mariage d’un noir avec une jeune fille blanche ; mais les Américains du Nord ont le nombre et la force pour contenir les haines que leur orgueil entretient. À Cuba, ce ne serait point trop dire de porter à sept cent mille le nombre de noirs et hommes de couleur, libres ou esclaves, sur une population d’un million d’ames : c’est ce qui donne un caractère menaçant à la race noire, entretenue dans le sentiment de sa force numérique et de son infériorité morale, et ce qui fait la terreur secrète de la race blanche au sein des prérogatives sociales que les mœurs lui confèrent.

Ce n’est pas seulement au point de vue des relations des classes entre elles que l’esclavage réagit sur les mœurs de Cuba. Dans nos sociétés de l’ancien monde, nous ne soupçonnons pas toutes les sources