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points de vue : morale, politique et commerce? C’est au milieu de ces rêves ambitieux que le futur publiciste arrive à Kazan; mais à peine est-il installé dans sa chambre, qu’une nuée de marchands tatars s’y précipite. Iwan Wassilievitch reste ébloui devant les marchandises qu’on étale à ses yeux. Il achète sans compter, et sa bourse tout entière y passe. Survient le vieux campagnard; d’un regard il devine tout : — Malheureux! s’écrie-t-il, qu’as-tu fait là? Tu as payé tous ces objets plus de dix fois leur valeur. M. Solohoupe a exagéré peut-être ici la crédulité d’Iwan Wassilievitch; jamais un Russe, quelque inexpérimenté qu’on le suppose, ne se laissera duper par un Tatar. Les marchands de cette race sont un objet de défiance même pour les enfans. Les Tatars, qui, en Russie, ne s’occupent plus que de commerce, — vendant d’ordinaire des châles, des robes de chambre et des étoffes de Perse, — ont de véritables colonies dans toutes les grandes villes de l’empire. A Moscou, ils peuplent tout un quartier; à Saint-Pétersbourg, un emplacement leur est assigné au Gostinoï-dvor (bazar); à Kazan, ils occupent encore une grande partie de la ville. Le commerce ne consiste, pour eux, qu’à tromper les chrétiens en demandant dix fois le prix de leurs marchandises. On a beau rabattre alors, on ne rabat jamais assez, et en définitive il se trouve toujours qu’on est volé.

De Kazan aux terres de Wassili Iwanovitch, la distance est courte, et les deux voyageurs se remettent en route, bercés de l’espoir d’atteindre bientôt le terme de leur pénible course. Un contre-temps viendra cependant encore retarder leur arrivée, mais ce sera le dernier. Il complète la série des mésaventures auxquelles s’expose un voyageur qui, selon l’antique coutume, veut parcourir la Russie en tarantasse. C’est le soir. Le jeune homme s’est endormi sous l’influence de ses grandes théories, et il en salue dans ses rêves la réalisation, quand des cris aigus le réveillent. L’énorme tarantasse, trop rapidement emporté par quatre vigoureux chevaux de Kazan, vient d’être renversé sur les bords escarpés du chemin. Les deux compagnons en sont heureusement quittes pour la peur. Les matelas sur lesquels reposait le digne Wassili Iwanovitch ont préservé le vieillard. On le relève; on remet l’ordre dans les bagages; on répare le mal du mieux qu’on peut, et le voyage se continue sans nouvel encombre. Seulement M. Solohoupe ne juge point à propos de suivre le tarantasse dans sa dernière étape, et le livre se termine brusquement par l’exclamation philosophique du cocher, qui s’écrie en voyant le tarantasse renversé : « Nitchévo, — ce n’est rien, excellence; ce n’est rien. » Ce cri de nitchévo est un dernier trait de mœurs locales; il peint heureusement cette placidité profonde qui n’abandonne jamais le peuple russe en présence des plus grands malheurs, et qui peut devenir pour lui une arme puissante contre l’inquiète activité des races occidentales.