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mois de mai, à la Saint Nicolas, tous les associés partagent entre eux l’excédant des recettes sur les dépenses. Cette épargne est généralement consacrée à fêter le grand patron de la filature. Durant cette solennité appelée en patois la fête du broquelet (fuseau), les ateliers sont fermés trois jours, les patrons donnent habituellement une gratification aux ouvriers qui n’ont pas encouru d’amende pendant le cours de l’année. Après cette interruption traditionnelle du travail, les sociétés de secours mutuels recommencent à opérer leurs versemens dans la caisse épuisée.

On devine sans peine qu’avec le fractionnement de ces associations, et le but spécial qu’elles se proposent, le socialisme n’a pas dû avoir une grande prise sur elles. Il a bien cherché à s’emparer des receveurs ; mais les receveurs sont presque des fonctionnaires, qui tiennent à leur emploi et se trouvent ainsi engrenés dans l’ordre social. Il aurait voulu aussi pouvoir prendre ces sociétés sous son égide ; mais comme ni les patrons ni l’autorité ne les ont attaquées, il n’a pas eu à les défendre. L’exagération du principe socialiste n’a donc pas pénétré dans leur organisation.

La population lilloise se complaît trop dans les réunions de tout genre pour ne pas aimer les chants qui les animent et qui sont un des plus sûrs moyens d’éveiller à la fois le même écho dans les armes. Les sociétés chantantes germent ici spontanément tout comme les sociétés de secours mutuels. Affranchies en fait de la nécessité d’une autorisation préalable après la révolution de février, elles s’étaient extrêmement multipliées. Une décision du préfet, qui a rappelé les dispositions légales relatives aux réunions, a eu pour effet d’en diminuer un peu le nombre. L’autorité locale veut pouvoir connaître leurs mouvemens ; mais, en cherchant à prévenir les écarts qui menaceraient l’ordre public, elle ne saurait avoir l’intention de réagir contre les inoffensives satisfactions d’un goût populaire. Les destinées de la chanson survivront aux discordes de notre temps.

Quels sont les chants en faveur auprès des sociétés lilloises ? Il y a bien une place pour nos fameuses chansons patriotiques, qui, depuis l’ardente Marseillaise, ont tant de fois gonflé les poitrines ; elles n’entrent plus néanmoins dans les répertoires quotidiens. Les œuvres de Béranger en ont aussi à peu près disparu. Les compositions plus actuelles de M. Pierre Dupont ont été au contraire et sont encore assez souvent répétées en chœur, mais la préférence marquée des ouvriers se porte sur des chansons qu’on nous permettra d’appeler des chansons du cru, composées en patois par des poètes de la localité. Ce sont celles-ci qui retentissent incessamment dans les sociétés chantantes. Le patois de Lille a des charmes particuliers pour les oreilles populaires. À défaut d’harmonie, il se prête, comme notre vieux français, à des tours de phrase très naïfs et très faciles à comprendre. Lille