Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/886

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distendues et par le tissu dont le vernis a été plus ou moins endommagé. La prudence indiquait donc le retour à Paris par voie de terre comme le plus sage parti à prendre. Néanmoins, séduit à la seule idée d’accomplir une chose non encore tentée, rassuré par le calme et la bonne humeur de nos deux aéronautes, je serrai la main de mes compagnons ; je me munis de quelques provisions, et j’enfourchai gaiement le nuage à trois heures sept minutes du matin pour aller au devant du soleil. Une foule nombreuse, attirée par l’annonce matinale de notre présence, se pressait autour de l’aérostat. Le sous-préfet, les autorités, mes compagnons que j’abandonnais, formaient, avec les groupes de curieux, un public sympathique, dont les vœux et les acclamations saluèrent notre départ.

Le ballon monta très lentement, puis il redescendit et effleura les toits : je crus que nous allions renouveler les dégâts de la veille ; puis, voyant M. Godard jeter du plâtre qui nous servait de lest, j’en fis autant de mon côté, pour alléger plus rapidement la nacelle, et sans le prévenir du concours spontané que je lui prêtais. Mes compagnons, restés à terre, m’avaient prédit que nous ne perdrions pas de vue Soissons, — tant le ballon rétréci paraissait manquer de gaz ; ils m’attendaient peut-être pour me railler de mon échec : nous fîmes si bien, que tout d’un coup l’Aigle, digne enfin de son nom, fendit l’air comme une flèche. Fier de ce succès, libre d’inquiétude, je reportai mes regards vers la terre. Une brume épaisse enveloppait la ville, et, sur la place d’où nous venions de nous enlever, je ne distinguai plus qu’une masse confuse, où quelques points mobiles indiquaient seuls la présence persistante des nombreux témoins de notre départ. Bientôt un autre spectacle attira nos regards : le jour commençait à poindre, une vive lueur s’élança de l’horizon, et le soleil parut. Je n’essaierai pas de peindre ce tableau. Il faudrait la plume d’un grand poète pour en donner une idée à ceux qui n’ont jamais vu le lever du soleil de la hauteur où je me trouvais alors. Mon Dieu, que c’est beau !

Le panorama était magnifique du côté du sud ; le nord au contraire se couvrait de brouillards. — Tantôt il faisait une chaleur insupportable, tantôt un froid dont j’avais peine à me garantir sous mes fourrures, pendant que le soleil nous brûlait le visage. C’est ainsi que, lorsqu’au milieu des glaces on se trouve près d’un brasier, la chaleur et le froid font sentir simultanément toute leur intensité. J’ai vu au reste un supplice pareil dans l’Enfer du Dante, qui ne croyait pas si bien dire. Les frères Godard étaient aussi tourmentés par le froid, et je dus plusieurs fois leur prêter l’hospitalité de mon lourd manteau. Le thermomètre, qui avait marqué à notre départ 10 degrés au-dessus de descendit à 1 degré au-dessous, puis il remonta jusqu’à 6 degrés au-dessus, et cependant nous montions toujours. L’anéroïde cessa de fonctionner