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encore tenté. En vain l’importance et le charme des liens qui m’attachent à ce bas monde luttaient contre la témérité d’une telle ambition : ma fantaisie était devenue une idée fixe. Chacun, d’ailleurs, parlait autour de moi d’une ascension comme on parlerait d’un voyage à Versailles ou à Fontainebleau ; on y voyait une partie de plaisir et rien de plus. Enfin une proposition directe me fut faite dans des conditions irrésistibles ; je n’hésitai plus, et le jeudi 5 juin, à cinq heures dix-sept minutes du soir, m’étant armé de tous les instrumens propres à donner à mes observations quelque intérêt scientifique, je montai dans le ballon l’Aigle, qui devait s’élever sous la conduite de M. Godard. Mes compagnons étaient Mme la comtesse de S… s, le comte Alexis de Pomereu et un de ses amis.

Nous étions d’une gaieté radieuse en quittant la terre. Pas un de nous ne sentit se précipiter les battemens de son cœur : Nul ne songeait au danger, et réellement l’état de l’atmosphère, la solidité de l’appareil et l’expérience de nos guides laissaient peu de place à l’inquiétude. Nous demeurâmes long-temps au-dessus de Paris, admirant le magnifique panorama de la grande ville et de ses environs. Accoudés sur le rebord de la nacelle comme sur un balcon, nous jouissions pleinement de ce spectacle grandiose que pas un nuage ne voilait, et nos regards ne pouvaient se lasser de cette contemplation. Ce prodigieux amas de maisons groupées ou isolées, d’arbres, de champs de couleurs si diverses, sillonné de cours d’eau, de routes, de chemins de fer, dessinant de capricieux circuits comme les allées d’un parc, les colonnes de fumée, le son des cloches, les mille bruits humains qui se confondent, puis le silence et le développement continu de l’immense tableau qui se déroule et s’agrandit sans cesse, tout cela enchante la vue et jette l’ame dans une rêverie profonde. — A voir de si haut les choses humaines, on trouve la vie plus mesquine et la nature plus grande ; on se sent rappelé vers la terre par l’instinct de la conservation, mais plus puissante encore est l’attraction vers le ciel.

Ces impressions furent d’abord moins vives. En voyage, la première heure n’est pas l’heure du recueillement. Les gais propos, les exclamations les plus folles se croisaient à l’envi ; on reconnaissait, on nommait avec transport les lieux au-dessus desquels passait l’aérostat : nous appartenions encore à la terre. La sérénité de notre charmante compagne éloignait les préoccupations sérieuses. Par ce mépris de toute crainte, naturel aux femmes d’une apparence délicate, peut-être aussi dans l’intention de reconnaître si notre joyeux abandon ne dissimulait pas quelque inquiétude secrète, elle s’amusait à nous surprendre par des espiègleries assez périlleuses : tantôt son pied d’enfant imprimait à la nacelle une brusque secousse suivie d’oscillations capricieuses, tant telle se penchait par-dessus le bord, défiant le gouffre et compromettant