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œuvres sont si loin des Méditations et des Harmonies. Je conçois très bien que les Confidences appellent sous la plume de M. Saint-Beuve des épithètes peu flatteuses ; mais Béranger est aujourd’hui ce qu’il était il y a vingt ans, et pourtant M. Sainte-Beuve découvre dans ses chansons une foule de défauts qu’il n’avait pas encore aperçus. Comment expliquer cette subite clairvoyance ? Pourquoi le critique autrefois bienveillant jusqu’à l’adoration, s’attache-t-il à relever ligne par ligne toutes les ellipses trop violentes, toutes les images d’une justesse douteuse ? Je renonce à le comprendre. Quand M. Sainte-Beuve a parlé de Béranger, il n’en était pas à ses débuts ; son goût s’était formé depuis long-temps, et aujourd’hui le voilà qui prend plaisir à se réfuter, comme s’il avait parlé à la légère ; c’est vraiment se montrer trop sévère pour soi-même.

À l’égard de Chateaubriand, le revirement est encore plus singulier. Quand les amis de Mme Récamier pouvaient seuls entendre la lecture des Mémoires d’Outre-Tombe, M. Sainte-Beuve les a loués comme un chef-d’œuvre incomparable. Pour exprimer son admiration, il a prodigué toutes les richesses du vocabulaire. Sans doute, sa parole était l’image fidèle de sa pensée. À peine Chateaubriand est-il enseveli, que M. Sainte-Beuve déchire en lambeaux la pourpre dont il avait couvert les épaules de son idole. L’analyse du livre ne lui suffit pas ; il cherche hors du livre des argumens contre l’auteur, et il trouve une femme assez mal inspirée pour lui confier des lettres qui ne devaient jamais voir le jour. Cette femme sans doute regrette amèrement de n’être pas nommée dans les Mémoires d’Outre-Tombe, et M. Sainte-Beuve tend la main à cette vanité fiévreuse. Il n’a pas écrit son nom, et il a bien fait ; il eût agi plus sagement en n’imprimant pas une ligne de cette correspondance. Il a cherché à excuser sa première admiration en l’imputant tout entière à Mme Récamier. S’il s’agissait d’éloges donnés dans un salon, l’explication pourrait être acceptée ; mais des éloges prodigués publiquement ne sauraient être effacés par une courtoisie. Je consens à croire que Mme Récamier exerçait sur les auditeurs de l’Abbaye-aux-Bois une immense autorité ; je doute cependant qu’elle eût le don de rendre graves et sensées les pages que M. Sainte-Beuve trouve aujourd’hui amères et ridicules. J’admets la sincérité dans le blâme comme dans la louange, et je vois tout silnl)lement, dans cette mobilité de jugement, une maladie morale.

Oui, l’auteur des Consolations, l’historien de Port-Royal, le peintre habile qui nous a donné tant de portraits gracieux ou austères, a perdu sa bienveillance en perdant sa jeunesse. Mécontent de la vie qui n’a pas tenu toutes ses promesses, il essaie d’oublier dans l’ironie les espérances de ses premières années. En les voyant s’évanouir comme