Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/862

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amour, il s’est jeté dans les grossiers plaisirs, et lorsqu’il veut sortir du bourbier, lorsque, saisi de honte, il essaie de se régénérer par la passion et le dévouement, le trouble des sens qu’il n’a pas su dompter met à néant ses plus fermes résolutions. Il a beau, se débattre et se révolter contre le passé, il a beau rougir de lui-même, fouler aux pieds ses souvenirs comme des haillons et s’élancer hardiment dans l’arène où les hommes qui ont gardé pures et complètes toutes leurs facultés se disputent le bonheur et la puissance ; à peine a-t-il fait quelques pas qu’il chancelle et trébuche. Le passé qu’il croyait avoir terrassé le ressaisit tout entier ; la volupté reprend sa proie, et Amaury, consume de désirs impuissans, appelle l’amour sans jamais oser le regarder face à face, sans aller au-devant de lui, sans hasarder une parole qui engage son cœur, qui enchaîne sa volonté. Ce personnage est dessiné de main de maître. L’énervement moral est décrit avec une tare précision ; bien qu’on rencontre çà et là quelques pages dont le sens n’est pas facile à saisir, le caractère d’Amaury demeure dans l’esprit comme une création puissante, et le peintre n’a rien négligé pour compléter l’expression de sa pensée.

Amélie de Liniers et Mme de R. sont plutôt indiquées que dessinées. Il est vident que le romancier n’attache pas une grande importance à ces deux figures ; quelques traits lui ont suffi pour les rendre intéressantes. Amélie est un type de candeur et d’ingénuité ; c’est la jeune fille que chacun de nous a rêvée, faite pour connaître et donner le bonheur, capable d’aimer, incapable de deviner et de souhaiter les heures enivrées et les larmes amères de la passion. Bien que le personnage d’Amélie ne soit pas très développé, M. Sainte-Beuve a cependant trouvé moyen de lui donner i, cachet original. Il y a dans son ingénuité même quelque chose qui la sépare des héroïnes de roman. Mme de R…, spirituelle et fière, accepte l’amour plutôt qu’elle ne le souhaite ; elle ne refuse pas de se rendre, et n’a jamais conçu le projet d’une défense désespérée. Elle ne demande qu’une attaque hardie pour s’avouer vaincue. À vrai dire, sa fierté est plus exigeante que son cœur. Comme portrait esquissé d’après nature, Mme de R… ne manque ni de charme ni de nouveauté. Il est facile de comprendre que ce n’est pas là un personnage de pure invention.

C’est pour Mme de Couaën que l’auteur a réservé toutes ses forces ; c’est dans le dessin de cette figure qu’il a dépensé, qu’il a épuisé toutes les ressources de son talent. Amélie et Mme de R… sont de gracieux pastels ; Mme de Couaën est une peinture savante et laborieuse dont les moindres parties sont traitées avec un soin scrupuleux ; c’est le type de la beauté, de la grandeur morale. Ame chrétienne, sévère pour elle-même, indulgente pour autrui pieuse et forte, partagée entre la prière et les devoirs de la vie domestique, elle n’est pourtant pas sourde