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ni à la volonté le temps de se développer. L’égoïsme et la paresse abolissent bientôt dans notre conscience toutes les notions qui s’appellent droit et devoir. Habitués à prendre le plaisir pour but suprême et constant de la vie tout entière, nous écoutons le sourire sur les lèvres le récit de toutes les actions inspirées par un généreux sacrifice ; nous prenons en dédain et en pitié les esprits amoureux de la vérité qui, pour élargir le domaine de la science, consument leurs nuits en veilles laborieuses, nous traitons volontiers de fous ceux qui jouent leur vie pour prendre rang parmi les héros. Engourdis par la volupté, nous méprisons à l’égal du néant tout ce qui s’élève au-dessus de la joie des sens. Et quand nous comprenons toute la profondeur de l’abîme où nous sommes tombés, quand nous essayons, par un effort désespéré, de remonter jusqu’à la vie morale, quand nous tentons de ressaisir l’amour, l’intelligence, la volonté, trop souvent nous échouons dans cette tardive entreprise, énervés par un long sommeil, comme nous n’avons poursuivi l’ivresse des sens que pour obtenir, le sommeil de l’ame, la lutte, au lieu de rétablir nos forces, nous épuise en peu de jours, et nous retournons à l’ombre et au néant, car nos yeux ne peuvent soutenir la lumière, et la vie vraiment digne de ce nom est pour nous un supplice.

Les personnages inventés par M. Sainte-Beuve pour la mise en œuvre de cette idée sont en petit nombre et très nettement dessinés. Il a très bien compris qu’une telle idée pouvait et devait se passer de l’éclat de la mise en scène. Sans vouloir donner à sa pensée la rigueur d’une démonstration philosophique, il a senti cependant qu’en s’éparpillant, elle courait le danger de perdre une partie de sa grandeur. Il a donc bien fait de se contenter, pour Amaury, personnage principal de son livre, de trois épreuves capitales, représentées par trois femmes dont l’intelligence et le caractère offrent trois types très divers. Cette série d’épreuves suffit à nous montrer la faiblesse d’Amaury sous toutes ses faces. Mais, avant de parler de ces trois femmes, il est nécessaire de bien connaître et de résumer en quelques mots le caractère du héros, Si toutefois un tel acteur est digne d’un tel nom. M. Sainte-Beuve, je lui rends cette justice, n’a pas cherché à masquer, ni même à revêtir d’une forme poétique l’infirmité morale d’Amaury. Dès les premières pages, il nous le montre dans toute sa nudité ; le lecteur ne peut concevoir aucun doute sur la nature incomplète et boiteuse que l’auteur veut mettre en scène. Amaury forme chaque jour les plus beaux projets ; il rêve tour à tour la gloire, la puissance, l’étude, et chaque jour ses projets s’évanouissent comme une bulle de savon. Ce n’est pas qu’il soit dépourvu d’instincts généreux, car, si ces instincts lui manquaient absolument, il ne soupirerait ni après la gloire, ni après la puissance ; mais, livré de bonne heure à lui-même, trop timide pour essayer d’inspirer