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guidon à bord de la frégate la Gloire. Toute la marine le connaissait pour un noble cœur, et rendait justice à son caractère ferme et élevé. L’expérience n’avait point éteint chez-lui l’esprit d’entreprise et la résolution. L’amiral lui léguait deux missions délicates : la première, de paraître à Tourane pour y réclamer Mgr Lefebvre, qui, rentré en Cochinchine, y avait été une seconde fois arrêté ; la seconde, de se présenter sur les côtes de Corée pour essayer d’y obtenir quelque garanties en faveur de nos missionnaires. M. Lapierre se félicita de l’heureux début que lui avait réservé l’amiral. Il avait conservé sous ses ordres la corvette la Victorieuse, commandée par M. Rigault de Genouilly. Assuré du concours de cet officier distingué, qui, attaché depuis plus de trois ans à la station de l’Indo-Chine, en possédait toutes les traditions, le commandant de la Gloire ne douta point du prompt succès de ses démarches. Malheureusement les Cochinchinois étaient aussi mobiles dans leurs dispositions que les autres peuples de l’extrême Orient. Dans ces esprits pusillanimes et cauteleux, la crainte et la fureur ont tour à tour le dessus. Pour s’épargner de nouvelles réclamations, le roi Thieu-tri avait fait relâcher Mgr Lefebvre, et ce prélat avait déjà pris sur une jonque le chemin de Singapore. Il semblait qu’à l’arrivée de la Victorieuse, qui avait devancé la Gloire dans la baie de Tourane, le gouvernement annamite dût se montrer empressé de se faire un mérite auprès des officiers français de cet acte spontané de clémence. Les mandarins repoussèrent au contraire toute tentative de communication. M. Lapierre arriva sur ces entrefaites : il éprouvait les plus vives inquiétudes sur le sort de Mgr Lefebvre, qu’il savait sous le coup d’un arrêt de mort, et dont il cherchait en vain à obtenir quelques nouvelles. Cinq corvettes de guerre cochinchinoises, toute la marine militaire du royaume, étaient à l’ancre dans le fond de la baie et se disposaient à prendre la mer. Il fallut menacer les mandarins de s’opposer au départ de ces bâtimens pour obtenir qu’ils voulussent bien accepter une lettre et se charger de la faire parvenir à Hué-fou. Pour réponse, les conseillers du roi Thieu-tri préparèrent à nos officiers une infâme trahison. Quand on n’a point étudié de près le caractère de ces barbares, quand on n’a pas suivi les événemens de ces trois années de guerre pendant lesquelles les Chinois, sans cesse battus, furent sans cesse les agresseurs, on a peine à comprendre que le gouvernement annamite ait pu passer si subitement d’un excès de terreur à un excès d’audace ; mais ces corvettes mouillées dans la baie de Tourane avaient été construites sur des modèles européens et semblaient par leur masse supérieures à la Victorieuse : on avait entassé sur chacune d’elles un millier de soldats, on avait rassemblé en outre des jonques dans la rivière, on en avait appelé d’autres points de la côte, et toutes ces jonques étaient chargées de troupes. On se proposait,