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elle s’échappait de chez sa mère et se précipitait vers la maison qu’habitait le jeune lieutenant ; quand le jeu de la lumière reflétait son ombre sur les rideaux, elle faisait claquer ses doigts comme une paire de castagnettes. Averti par ce signal, don Patricio s’avançait sur le balcon ; il ne pouvait faire moins que d’adresser quelques mots bienveillans à la jeune fille, et celle-ci, ivre de joie, se mettait à sauter et à danser sur le trottoir ; puis, dès qu’un passant venait à paraître, elle s’enfuyait d’un pas si léger, qu’on eût dit un oiseau s’envolant dans les ténèbres. Cependant ces entrevues furtives se succédaient sans lui donner l’occasion de s’entretenir avec celui dont elle rêvait nuit et jour. Malgré l’amour qu’elle lui avait voué à première vue et qui la subjuguait complètement, il lui était impossible de se familiariser avec don Patricio : elle se troublait en sa présence ; ses manières graves et froides lui imposaient. Pour rien au monde, elle n’eût osé, comme auparavant, frapper à sa porte et tenter une démarche inconsidérée qui lui eût attiré des paroles de blâme.

On était alors au commencement de décembre, dans les temps de l’Avent. Fidèle aux anciens usages, la marquise dont le lieutenant Patricio habitait l’hôtel célébrait des cérémonies religieuses dans son grand salon, transformé en chapelle. Tout ce qu’il y avait dans sa maison de vases, de fleurs, de tentures, de candélabres, concourait à la décoration de la salle. De jeunes enfans, vêtus de blanches robes de lin, balançaient en l’air les encensoirs et chantaient des hymnes d’une voix limpide. À genoux sur un prie-Dieu, la vieille marquise, coiffée de ses cheveux blancs, dirigeait la funccion avec une dignité parfaite. Derrière elles se rangeaient ses vassaux, nègres, mulâtres et métis ; c’étaient les serviteurs, esclaves et libres, qui travaillaient aux plantations de la noble dame. Convoqués pour la cérémonie, ils arrivaient à cheval ; celui-ci sur des mules pelées, ceux-là sur des chevaux maigres, portant le mouchoir noué sur le front et le chapeau pointu, le court pantalon de toile grise et l’éperon d’acier rouillé fixé par de grosses courroies au talon nu. Cette domesticité, mal vêtue et peu nombreuse, témoignait du mauvais état des affaires de la marquise, que les prodigalités de son mari avaient ruinée. Cependant elle tenait à cet entourage qui lui rappelait son ancienne splendeur et les anciennes mœurs patriarcales des riches créoles péruviens. Tous ces serviteurs l’abordaient avec le plus profond respect ; on reconnaissait en eux, des gens honnêtes et dévoués quand même à des maîtres dont la ruine se reflétait jusque sur leurs pauvres vêtemens. Dès que les candélabres s’allumaient, le portail de l’hôtel s’ouvrait à deux battans ; le vieux noir chargé, comme nous l’avons vu, des triples fonctions de portier, de cocher et d’intendant, remplissait en cette occurrence l’emploi de suisse d’église et de bedeau ; c’était lui qui veillait à ce que la foule, qui