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— En effet, non loin de là, le cheval surmené expira de fatigue. L’Espagnol, qui n’avait pas compris que l’Indien voulait dire qu’il n’arriverait jamais avec ce cheval, du moins en le forçant ainsi, revint furieux sur ses pas ; il pensait qu’on avait jeté un sort à son cheval, et il perça l’Indien d’un coup de sa rapière. Ce dernier meurtre avait mis le comble aux iniquités de l’Espagnol, qui disparut le soir même, condamné, disent les Indiens afin d’effrayer ceux qui les maltraiteraient à faucher éternellement la luzerne des champs.

Pendant une heure environ d’une marche silencieuse, les deux galans savourèrent à longs traits, outre l’ivresse que portent avec elles les nuits sereines des beaux climats, l’ineffable plaisir de veiller sur ce qu’on aime. Légèrement inclinée sur sa selle pâlie, par les fatigues du voyage et soigneusement enveloppée de son rebozo, comme la fleur du datura qui referme son calice pour la nuit, Luz semblait plus mélancolique que d’habitude. Semblable à certaines fleurs que l’approche de l’orage fait pencher sur leur tige, elle paraissait pressentir que son sort allait se décider cette nuit-là. Enfin, au bout de deux heures, la cavalcade dut quitter les sentiers détournés que les voyageurs avaient suivis pour éviter un endroit de péage, et reprendre le grand chemin qui conduit à Tehuacan. Des feux disséminés dans une vaste plaine brillaient au loin, et les voyageurs purent distinguer bientôt des hommes allant et venant d’un air affairé ; des mules, retenues par des entraves aux pieds de devant, sautaient à la lueur des brasiers qui éclairaient des tentes grossières et des ballots de marchandises épars çà et là. En reconnaissant à ces indices une halte d’arrieros, les voyageurs s’approchèrent d’eux avec précaution, pour les interroger sur l’état de la route jusqu’à Tehuacan, au cas où ils en fussent sortis le matin même. Une partie de ces hommes étaient occupés à recoudre leurs ballots, dont la plupart éventrés à coup de couteau, jonchaient la plaine en laissant voir leur contenu. Il y en avait un parmi ces hommes surtout qui jetait sur ces colis ravagés un œil de désespoir ; ce devait être le maître de la recud.

— Venez-vous de Tehuacan, patron ? demanda le chercheur de traces.

Rayo de Dios ! s’écria-t-il, plût à Dieu que j’ai vinsse ! le brave général Teran ne m’eût pas pillé comme…

— Dites sans crainte ! comme ces royalistes dont nous sommes les ennemis.

— Comme ces brigands de Samaniego et de La Madrid, acheva l’arriero, qui, non contents de m’avoir fait payer cinq piastres par tête de mule, ce qui me fait deux cents duros de perte, ont encore jugé à propos de prendre, dans ces tercios (colis), un échantillon de toutes étoffes qu’ils contenaient. Je suis un homme ruiné par la cupidité de ces deux larrons d’Espagne que Dieu puisse foudroyer !

Et le pauvre homme se remit à soupirer et à gémir de plus belle