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de Paracelse. Lui aussi, j’imagine, a eu son apparition d’Aprile. Pour tenter sa première tentative, il avait fallu que pour un moment au moins il perdît de vue et l’état intellectuel du public, et l’indocilité des langues humaines, et tous les autres obstacles qui empêchent un homme comme lui de transmettre à d’autres le fond de son ame. Le drame a été le lendemain : j’ai bon espoir de voir arriver un troisième et plus beau jour. Si, comme le poète le pense, on ne peut rien réaliser avec une visée à moins connaître nécessités de derrière avec lesquelles il faut la concilier, il n’aura pas perdu son temps en parcourant les régions où il n’était emporté que par la minorité de ses facultés. Après avoir visité l’antipode de sa première vocation, il sera à même de bâtir sur son propre fief. Au lieu de mettre sa provision de réflexions au service de ses instincts dramatiques et de son talent d’observateur, il utilisera ses observations et ses émotions éprouvées au profit de sa puissance intellectuelle. L’histoire de ceux qui arrivent a toujours un troisième chapitre de ce genre. Après avoir renié leur père et leurs voisins pour penser autrement que tout le monde, ils en viennent ensuite à renier leur propre individualité à cause de sa forme trop exclusive ; mais en fin de compte ils finissent par ne plus nier personne. En se reprenant eux-mêmes, ils reprennent leur famille et ils deviennent les fils de leur père ; ils combinent et améliorent.

Autant que l’on peut prédire en pareil cas, je ne m’étonnerais pas que M. Browning fût réservé à finir par la poésie épique. Sa supériorité est intimement liée à la force d’abstraction qui lui a été accordée, et, quoi qu’il fasse, il paiera le prix de sa supériorité : il sera toujours comme un pauvre somnambule en puissance d’un magnétiseur qui peut l’arrêter d’un geste, et qui à chaque instant le plonge dans une sorte de catalepsie, au milieu de ses plus douces promenades. C’est beaucoup déjà que M. Browning puisse aussi bien faire connaissance avec les réalités de ce monde pendant les entr’actes de ses réflexions, mais jamais il n’excellera, comme M. Tennyson, à chanter ce qu’on peut éprouver devant un objet isolé avec une ame faite de toutes les sensibilités humaines. Son génie à lui, c’est de pouvoir ce que M. Tennyson ne peut pas ; c’est de revoir dans chaque fait un abrégé de la création. Chacun son rôle : aux uns de centraliser toutes les émotions humaines, aux autres de centraliser toutes nos conceptions. Pour les uns, le lyrisme ; pour M. Browning, la poésie épique. Avec lui, bien entendu, il ne serait plus question de batailles ni de Troyens ; chaque chose a son temps, et les héros d’Homère, comme ses dieux, ne sont plus notre épopée. Le merveilleux de l’Iliade était de la vérité pour les Grecs : il faisait descendre sous une forme humaine les invisibles puissances que l’intelligence grecque voyait en effet se mêler aux affaires des hommes. C’est aussi la vérité merveilleuse, mais notre vérité à