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la théocratie domine et les barrières des castes s’élèvent éternelles entre les hommes ; l’esprit humain s’émancipe en Grèce du joug sacerdotal, et la cité s’y substitue à la caste. Rome, destinée à conquérir le monde par ses armes, en effectua par ses lois l’unité politique. Tous les hommes libres alors devinrent membres de la même cité, il ne resta en dehors que les esclaves. Il n’y a rien à reprendre à ces traits généraux ; ils sont aussi exacts que bien marqués. Il y a dans le livre de M. Laurent nombre de choses très justes et bien senties sur la force et l’isolement considérés comme lois de l’antiquité. Où est la puissance, là est la justice - id oequius quod validius, disait Tacite, en cela énergique interprète des vieilles opinions. L’isolement rencontre son expression la plus haute dans le patriotisme des anciens, étroit, agressif jusqu’à flétrir tout étranger du titre de barbare, jusqu’à donner au mot étranger la même signification qu’à celui d’ennemi, jusqu’à faire résulter de la défaite l’esclavage du vaincu, de la conquête l’asservissement du pays conquis. M. Laurent ne sait pas aussi bien se garder contre l’erreur dès qu’il tombe dans le courant des systèmes du jour. Deux idées surtout le fascinent, l’entraînent et l’égarent : l’idée d’une révélation continue et progressive, dont la lumière monterait de plus en plus pure et éclatante du sein de l’humanité pour éclairer sa marche ; l’idée de je ne sais quelle solidarité de destin appelée prochainement à ne faire qu’un corps de tous les hommes, et qu’il voit de moment en moment se développer. Comme cette double illusion, propagée de toute manière par l’enseignement socialiste, tend logiquement à ruiner dans sa base la vérité chrétienne, à compromettre dans son principe l’avenir social, il importe de s’y arrêter.

Le christianisme professe, comme premier dogme, la bonté originelle de l’homme, sa prompte chute par le péché, la nécessité de la révélation divine pour le relever des suites de sa faute : les ténèbres de l’intelligence et la corruption de la chair. Long-temps la philosophie, d’accord en ce point avec la religion, a cru, elle aussi, sur le témoignage unanime du passé, à une période de bonheur et d’innocence coïncidant avec l’enfance de l’humanité. Elle s’est ravisée depuis, et il a été dit qu’il ne faut plus chercher l’âge d’or derrière nous, mais devant. La révélation, que les sages niaient jadis, ils l’affirment maintenant ; mais, en déplaçant la source, ils la font sortir de l’homme, devenu ainsi son flambeau et son dieu. Les Allemands, poursuivant de hautes imaginations, ont les premiers lancé sur terre cette hypothèse décevante. L’utopie a marché son chemin, et, à défaut de la raison, qui lui refuse net son aide, on lui a voulu un appui historique. Alors a été entrepris un immense travail ayant pour objet l’étude de l’idée religieuse à sa naissance et dans ses développemens successifs chez les diverses nations. Ce travail n’a malheureusement abouti qu’à de vagues hypothèses ou à de tristes déceptions. L’humanisme a été une seconde erreur qui a exercé une fâcheuse influence sur les études historiques contemporaines, et qui a laissé trace dans le savant ouvrage de M. Laurent. De l’humanisme à la solidarité humaine, il n’est vraiment qu’un pas. L’un m’assujétit à mes passions, l’autre aux passions d’autrui ; celle-ci me ravit mon indépendance de citoyen, celui-là mon indépendance d’homme ; tous deux me rejettent dans les chaires brisées du passé. M. Laurent aurait pu et dû remarquer, dans son Histoire du Droit des Gens, que l’association, aujourd’hui tant préconisée, ne s’élève jamais au rang d’institution publique qu’aux dépens de la liberté personnelle, qu’elle apparaît toujours au berceau des peuples ou près