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seconds dépouillent les pauvres eux- mêmes. On craint que l’insurrection ne gagne les autres provinces. Dans la province du Kwang-tung, aux environs du Bogue, le peuple est également en armes, et l’occasion du soulèvement ne laisse pas d’être curieuse comme détail des mœurs politiques de la Chine.

Un homme fut arrêté par l’ordre du vice-roi Seu pour n’avoir pas pu payer son impôt territorial, l’impôt qui frappe les rizières. On le mit en prison ; ses amis réussirent cependant à rassembler l’argent qu’il devait, et le portèrent au vice-roi. Seu crut l’affaire bonne, et refusa de recevoir cet argent à moins que les amis du prisonnier ne s’engageassent en même temps à lui livrer quelques voleurs qui infestaient la campagne. Ceux-ci protestèrent en vain contre cette exigence, et le prisonnier désespéré se coupa la gorge dans son cachot. La nouvelle du suicide agita la population. Les lettrés prirent le cas au sérieux, et la vengeance du mort à cœur. Ils jetèrent dans la chaise à porteur de Seu une remontrance, comme qui dirait une plainte en forme, le signe consacré du mécontentement public des Chinois, leur pétitionnement. Seu, grandement en colère, offrit 500 taëls à celui qui lui désignerait l’auteur de cet écrit. Immédiatement cent habitans notables en revendiquèrent la responsabilité. Seu fut paralysé par cette manifestation, mais il déclara que ces cent personnes ne seraient point admises à concourir dans les examens biennaux qui ont lieu justement cette année. La privation d’examen doit être une sorte de dégradation civique sur cette terre classique du mandarinat. Une centaine de soldats fut donc placée près des salles où l’on subit les épreuves, pour en interdire l’entrée aux personnes proscrites. Grande désolation de voir tant de bacheliers manqués. Le peuple en a été si vivement affecté, qu’à son tour il repousse en masse les collecteurs et refuse l’impôt des rizières. D’après des témoignages dignes de foi, le seul district du Bogue et de Tong-koo peut mettre sur pied cinq cent mille hommes : il faut donc que Seu succombe, ou, si l’empereur veut le soutenir, il se pourrait bien, assure-t-on, que l’empereur lui-même n’eût pas le dernier. Quelle singulière origine pour une révolution, mais aussi quelle curieuse analogie ! Le ship-money refusé par Hampden, le tea-duty par les citoyens de Boston, ces causes fameuses des révolutions d’Angleterre et d’Amérique, auraient désormais leur pendant en Chine : le refus de l’impôt des rizières, et puis le chagrin de ne point passer d’examens. En attendant, le vice-roi Seu est fort en peine, et l’empereur ne se trouve guère plus à l’aise. À l’ouest l’insurrection des bandits, à l’est le refus de l’impôt ! Il est probable que le succès des premiers insurgés a donné du courage aux seconds. L’armée chinoise coûte aussi cher que si elle était une armée européenne ; mais il ne paraît pas que le souverain en tire plus de services contre les ennemis du dedans que contre les barbares rouges du dehors. Nous espérons tenir nos lecteurs au courant de ces péripéties domestiques de l’empire du milieu.

ALEXANDRE THOMAS.